Publié le 21.10.2024

Interview des oncologues de Gustave Roussy : où en sont leurs recherches sur le cancer du sein ?

Barbara Pistilli, Elie Rassy et Joana Ribeiro sont oncologues médicaux au département de Médecine Oncologique à l'Institut Gustave Roussy, premier centre européen de lutte contre le cancer. Personnalisation des traitements, intelligence artificielle, accompagnement... Ils nous emmènent à la découverte de leurs travaux innovants !

Pouvez-vous nous présenter vos axes de recherche ?

Nos efforts se concentrent sur plusieurs axes clés : la prévention, le dépistage, l’optimisation des traitements et l'accompagnement post-cancer. Nous plaçons la personnalisation des traitements au cœur de notre démarche, tant pour le cancer du sein à un stade précoce que pour les formes métastatiques.

Dans le cadre de notre recherche clinique et translationnelle, nous favorisons une personnalisation des soins avec l’identification de biomarqueurs, des indicateurs biologiques qui nous permettent d’affiner le choix des stratégies thérapeutiques. Cette personnalisation, qui repose sur l'identification de biomarqueurs, permet d'optimiser le choix des stratégies de dépistage et les traitements dans la maladie métastatique, mais aussi de définir la thérapie la plus adaptée et la durée optimale du traitement pour les patient(e)s atteint(e)s de cancer du sein précoce.

Les chercheurs de Gustave Roussy ont récemment fait d’importantes avancées dans plusieurs domaines clés de la recherche sur le cancer du sein que nous détaillons ci-dessous.

Biomarqueurs dans les cancers du sein précoce

La plupart des personnes présentant un cancer du sein triple négatif suivent un traitement par chimiothérapie avant ou après la chirurgie, même ceux à un stade précoce. Actuellement, les principaux facteurs pris en compte pour déterminer la mise en place d’une chimiothérapie sont la taille de la tumeur et la présence de métastases ganglionnaires. Une étude internationale et multicentrique menée par Gustave Roussy et la Mayo Clinic, (Rochester, États-Unis), en collaboration avec l’International immuno-Oncology Biomarker Working group et 11 partenaires, a montré que les personnes opérées d’un cancer du sein triple négatif localisé dont les tumeurs sont fortement infiltrées en lymphocytes (TILs) ont un risque plus faible de rechute et un taux plus élevé de survie même sans chimiothérapie après la chirurgie. Les chercheurs de Gustave Roussy prévoient d'évaluer les TILs en tant que biomarqueurs d’aide à la décision de l’administration d’une chimiothérapie dans le cadre de l’essai clinique prospectif ETNA.

Mécanismes d’action et de résistance aux anticorps conjugués

Afin de comprendre les mécanismes de résistance aux thérapies innovantes, Gustave Roussy a lancé le programme médico-scientifique « Unlock » dans le cadre de son Projet Stratégique Institutionnel 2020-2030. Ce programme vise la compréhension de ces mécanismes et l’identification de nouvelles cibles afin d’élaborer des stratégies médicales pour les prévenir ou les contourner. Plusieurs études académiques pionnières traitent de cette thématique avec les anticorps conjugués, notamment :

Les résultats de ces études ont permis et permettront de mieux comprendre les mécanismes d’action et de résistance à la troisième génération d’anticorps conjugués.

Quelles sont vos dernières innovations pour lutter contre le cancer du sein ?

Nos dernières innovations se concentrent sur l'ensemble du parcours de prise en charge du cancer du sein, allant du dépistage au diagnostic précoce, jusqu'aux traitements les plus avancés. Voici quelques-unes de nos avancées récentes.

Prévention personnalisée du cancer

Le programme Interception de Gustave Roussy a pour objectif d’identifier au plus tôt les personnes à risque augmenté de cancer afin de leur proposer une prévention personnalisée et de mieux les prendre en charge, dans le cadre d’une collaboration ville-hôpital. Il vise également à développer, pour les années qui viennent, de nouveaux modes de dépistage et prévention du cancer adaptés pour ces personnes dans le contexte actuel où les campagnes de dépistage visent toutes les femmes avec un seul critère de sélection : l’âge. Mais elles comportent un certain nombre d’écueils : faux positifs sur les mammographies, risque de sur-diagnostic, voire de sur-traitement ou au contraire, chez certaines femmes, risque de développer un cancer de l’intervalle dépisté trop tard.

L’étude européenne MyPeBS (My Personal Breast cancer Screening), pilotée par Gustave Roussy et coordonnée par Unicancer, qui a terminé les inclusions depuis quelques mois, évalue un dépistage personnalisé. Cette étude clinique européenne randomisée vise à évaluer les bénéfices d’un dépistage dont la fréquence sera adaptée au risque individuel de cancer du sein de chaque femme qui prend en considération diverses données personnelles, comme son âge, ses antécédents familiaux de cancer (qui sont très liés à des facteurs génétiques), son « statut » hormonal (exemple : âge des premières règles), sa densité mammaire, mais aussi son « génotype » : analyse des polymorphismes de son ADN par un test salivaire.

Le diagnostic en un jour pour le cancer du sein

Le parcours classique de la prise en charge d’une lésion mammaire peut s’étaler sur plusieurs semaines et faire intervenir de nombreux acteurs dans des lieux différents. Instadiag sein, la journée « diagnostic en un jour » de Gustave Roussy, offre la possibilité de réaliser tous les examens nécessaires lors d’un seul rendez-vous, mais aussi d’interpréter et de corréler les résultats par une équipe multidisciplinaire, tous spécialistes de sénologie (radiologues, chirurgiens, pathologistes, oncologues, infirmières, techniciens de laboratoire…). Depuis sa mise en place en 2004, cette journée a accueilli plus de 20 000 patient(e)s. Lors du parcours de cette journée, les patient(e)s bénéficient d’une première consultation avec un médecin spécialiste permettant de recueillir les antécédents, les facteurs de risque, les symptômes et les examens déjà réalisés. Puis en fonction de ces premières données, de nouveaux examens sont réalisés (mammographie, échographie, tomosynthèse, angiomammographie, IRM, prélèvements cytologiques et/ou tissulaires guidés par l’imagerie) permettant la recherche et l’évaluation de lésions mammaires (bénignes, précancéreuses ou malignes) et d’une éventuelle atteinte des ganglions axillaires. En fin de journée, une consultation d’annonce permet d’expliquer les résultats. Un plan de traitement est aussitôt proposé, ainsi que les rendez-vous pour la suite de la prise en charge. Entre décembre 2020 et novembre 2021, 695 patient(e)s ont bénéficié de ce programme à Gustave Roussy et un diagnostic exact a été rendu dans la journée pour 8 patient(e)s sur 10. Ce modèle d’organisation offre un diagnostic rapide sans préjudice en termes de précision diagnostique. Cela permet de rassurer sans tarder les patient(e)s en cas de bénignité et de raccourcir les délais de prise charge en cas de cancer.

Biopsies liquides

Suite à son partenariat avec Roche et Foundation Medicine, Gustave Roussy réalise à l’échelle nationale des profilages génomiques larges (CGP) par le biais de tests de biopsie liquide. La biopsie liquide repose sur l’analyse de l’ADN tumoral circulant et constitue une option importante pour l’orientation thérapeutique des patient(e)s atteint(e)s de cancer à un stade avancé, en leur permettant de bénéficier dans un délai court d’un CGP lorsqu’une biopsie tissulaire n’est pas possible, recommandée ou réalisable dans un délai acceptable. La réunion de concertation pluridisciplinaire moléculaire discute les résultats de ces tests pour une orientation thérapeutique, si possible à proximité du domicile des patient(e)s.

Radiothérapie

Il est également important de noter les derniers progrès réalisés en radiothérapie avec des parcours de prise en charge plus courts. Les résultats d’un grand essai clinique viennent d’être présentés au grand congrès européen d’oncologie médicale. Il établit que la radiothérapie du sein se fait dorénavant en 15 séances maximum au lieu de 25 pour tout(e)s les patient(e)s qui en ont besoin, voire 5 séances dans certains cas.

Quelles sont les nouvelles approches thérapeutiques ?

Le traitement standard du cancer du sein localisé repose généralement sur une combinaison de chirurgie, de traitements systémiques (comme la chimiothérapie ou l'hormonothérapie), et de radiothérapie. Cependant, les avancées récentes permettent d’intégrer des approches thérapeutiques plus innovantes, telles que l’immunothérapie dans les cancers du sein triple négatif et les thérapies ciblées les plus récentes pour les différents sous-types de cancer du sein, offrant des options personnalisées pour les patient(e)s. Pour les cancers métastatiques, les options thérapeutiques sont variées et adaptées à chaque situation, incluant des chimiothérapies, hormonothérapies (pour les cancers hormonodépendants), ainsi que des thérapies ciblées comme les anticorps monoclonaux et les anticorps conjugués de dernières générations. Par exemple, nous avons largement participé au développement clinique du trastuzumab deruxtecan et du datopotamab deruxtecan dans la cadre du cancer du sein métastatique.

Dans le cadre de la recherche, Gustave Roussy propose également des essais cliniques pour tester de nouvelles approches thérapeutiques. Nos patient(e)s peuvent accéder à des traitements expérimentaux qui, dans certaines situations, pourraient améliorer les résultats par rapport aux standards actuels. De plus, nous procédons au séquençage systématique de l’ADN tumoral circulant (biopsie liquide) et parfois des tumeurs pour identifier des altérations génétiques spécifiques. Ce processus permet d'inclure des patient(e)s dans des essais cliniques dédiés aux traitements ciblés en fonction des caractéristiques moléculaires de leur tumeur, optimisant ainsi la personnalisation des soins.

Sur quels projets travaillez-vous en ce moment ?

Nous avons plusieurs projets innovants en cours, qui s'inscrivent dans notre démarche de personnalisation des traitements. Les axes majeurs sur lesquels nous travaillons actuellement sont la désescalade thérapeutique, les cancers du sein triple négatif en rechute précoce, et une compréhension des mécanismes d’action et de résistance de nouvelles thérapies. Plusieurs études sont en cours ou sur le point d'être lancées, avec une forte implication de Gustave Roussy. Voici quelques exemples...

Désescalade thérapeutique

L'étude OPT-PEMBRO concerne l’immunothérapie par pembrolizumab (un anticorps) prescrite chez les femmes atteintes d’un cancer du sein triple négatif localisé. Dans cette indication, le pembrolizumab est prescrit 6 mois avant la chirurgie, conjointement avec une chimiothérapie, et poursuivi pendant 6 mois après la chirurgie. Cependant, on observe chez 60 % des patient(e)s une disparition complète de la tumeur lors de l’opération. Actuellement, ces patient(e)s doivent, malgré l’absence de signe clinique de la maladie, suivre le protocole et recevoir 6 mois d’immunothérapie post-opératoire, alors que certains effets secondaires du pembrolizumab peuvent être importants, voire irréversibles. L’essai de phase III multicentrique OPT-PEMBRO permet d’évaluer la désescalade de l’immunothérapie post-opératoire chez les patient(e)s qui sont en réponse complète après chimiothérapie et immunothérapie pré-opératoire puis chirurgie mammaire.

L'étude ETNA concerne les cancers du sein triple négatif diagnostiqués à un stade précoce, avec une tumeur comprise entre 5 mm et 2 cm. Chez certaines patient(e)s, la tumeur est dite « chaude » car elle est fortement infiltrée en cellules immunitaires, avec un pronostic très favorable. Cependant, la majorité des patient(e)s reçoivent une chimiothérapie pré ou postopératoire avec des effets secondaires qui peuvent être contraignants. ETNA vise à évaluer la possibilité d’une désescalade de la chimiothérapie chez les patient(e)s dont la tumeur est de stade I et présente un taux d’infiltration lymphocytaire de 30 % ou plus.

Cancers du sein triple négatif en rechute précoce

Nous nous intéressons au développement des stratégies thérapeutiques pour les patient(e)s présentant une rechute précoce d’un cancer du sein triple négatif, c’est-à-dire dans la première année après la fin des traitements curatifs. Ces tumeurs prolifèrent rapidement et développent des mécanismes de résistance aux traitements. L’efficacité des traitements actuels reste limitée.

Pour cette raison, nous avons lancé le programme COMPASS , promu par Gustave Roussy et qui réunit les équipes de l’Institut autour d’un objectif : proposer aux femmes avec un cancer du sein triple négatif en rechute précoce l’accès à des essais cliniques prometteurs. La première phase exploratoire de ce programme est composée d’essais cliniques de phase I/II qui évalueront chez un nombre limité de patient(e)s : un anticorps conjugué médicament, un anticorps conjugué médicament en association avec une immunothérapie. Les combinaisons montrant une efficacité seront évaluées à plus grande échelle. Ce programme permet de créer une grande base de données cliniques et biologiques, pour identifier de nouvelles cibles thérapeutiques dans le cancer du sein triple négatif en rechute précoce, comprendre les mécanismes biologiques impliqués, et également identifier précocement les patient(e)s à risques de rechute précoce.

Compréhension des mécanismes d’action et de résistance de nouvelles thérapies

Pour comprendre les mécanismes de résistance aux thérapies innovantes, Gustave Roussy a lancé le programme médico-scientifique UNLOCK dans le cadre de son Projet Stratégique Institutionnel 2020-2030. Ce programme vise à comprendre ces mécanismes et à identifier de nouvelles cibles afin de développer des stratégies médicales pour les prévenir ou les contourner. La résistance constitue un enjeu majeur dans la prise en charge des patient(e)s atteints de cancer car, même si les stratégies thérapeutiques sont initialement efficaces pour réduire la taille des tumeurs ou détruire complètement les lésions, les cellules cancéreuses mettent en place des mécanismes conduisant à leur réapparition ou à leur prolifération. Le programme Unlock a pour objectif de déchiffrer et de découvrir les mécanismes génétiques et non génétiques de résistance aux thérapies innovantes, dans différents types de tumeurs, incluant le cancer du sein.

Quelle est la place de l’IA dans vos recherches ?

L’intelligence artificielle joue un rôle de plus en plus important dans nos recherches. Elle est particulièrement utilisée dans plusieurs domaines de recherche, notamment en radiologie et en anatomopathologie. Le projet qui prend de l’avance est MOSAIC (Multi Omics & Spatial Atlas In Cancer), initié par Owkin et dont Gustave Roussy est partenaire. Ce projet ambitieux vise à construire la plus grande base de données multi-omiques en oncologie en s'appuyant sur des technologies émergentes comme la biologie spatiale et d'autres approches innovantes. La biologie spatiale, un domaine en plein essor, explore l'organisation des tissus et des cellules dans leur environnement afin de mieux comprendre leurs fonctions et interactions. L'IA interviendra pour analyser la complexité des données générées par cette technologie. L'objectif ultime est de rendre ces données accessibles aux chercheurs, facilitant ainsi une meilleure compréhension de la biologie du cancer et le développement de nouveaux traitements.

Le projet Portrait, également en partenariat avec Owkin et soutenu par la BPI, vise à faire de la France un leader mondial en intelligence artificielle appliquée à la pathologie numérique. Dans ce cadre, un premier projet est déjà bien avancé. Les équipes ont développé une intelligence artificielle comme aide à la décision thérapeutique chez des patient(e)s atteint(e)s d’un cancer du sein localisé. La prise en charge de ces patient(e)s repose sur la chirurgie suivie d’une chimiothérapie pour diminuer le risque de rechute lorsqu’elles sont à risque élevé. En cas de risque intermédiaire, l’oncologue s’appuie sur des tests génomiques couteux. L’intelligence artificielle développée pourra à terme remplacer les tests génomiques. De plus, cette innovation pourra bénéficier au plus grand nombre, s’appuyant sur une simple lame d’anatomopathologie numérisée.

Site officiel