Publié le 22.10.2024

Interview des spécialistes de l'Institut national du cancer : on fait le point sur le cancer du sein

Pr Norbert Ifrah, Nicolas Scotté, et Pr Bruno Quesnel, respectivement Président, Directeur général, Directeur du Pôle Recherche & Innovation de l’Institut national du cancer, nous parlent du cancer du sein : découvertes et nouvelles technologies pour comprendre et traiter la maladie.

Quelles sont vos dernières innovations pour lutter contre le cancer du sein ?

Certaines avancées technologiques récentes sont en cours d’étude en vue d’une éventuelle généralisation. La tomosynthèse est une technique d'imagerie qui, appliquée à la mammographie, permet d'obtenir une image reconstituée en trois dimensions, grâce à un algorithme. La double lecture des images en utilisant l’intelligence artificielle est également en cours d’étude.

Les progrès thérapeutiques concernent à la fois le traitement local et le traitement systémique de la maladie. Rappelons que le traitement local constitue une part importante de la prise en soins et qu’un enjeu majeur réside en un traitement conservateur du sein. Le traitement conservateur a bénéficié des progrès de la radiothérapie, et notamment du développement des traitements hypofractionnés, mais aussi de la maitrise des traitements néoadjuvants. Plus généralement, les traitements systémiques ont progressé tant en ce qui concerne le traitement néoadjuvant, que le traitement adjuvant et le traitement de la maladie métastatique. Les progrès des traitements systémiques reposent sur une connaissance de plus en plus précise de la maladie cancéreuse. Un certain nombre d’entités tumorales ont été distinguées autour de cibles accessibles aux thérapeutiques. De nombreuses familles thérapeutiques ont pu être développées, permettant d’envisager à terme un véritable traitement individualisé du cancer du sein : inhibiteurs de PARP, inhibiteurs de cyclines CDK4/6, inhibiteurs de la voie de mTOR, inhibiteurs de la voie de PI3 kinases, etc.

L’introduction des immunothérapies dans le traitement systémique des cancers du sein triple négatif est une avancée récente. Le développement d’anticorps monoclonaux (AcMc) ciblant HER2 dans des indications nouvelles (tumeurs HER2 low) ou ciblant la protéine TROP-1 a permis des avancées significatives dans le domaine des traitements systémiques. Les AcMc agissant seuls ou hybridés à des molécules de chimiothérapie (ADC) ont permis notamment des progrès significatifs dans la lutte contre les cancers du sein triple négatifs qui constituent une forme particulièrement agressive de la maladie.

Quelles sont les nouvelles approches thérapeutiques ?

La désescalade thérapeutique est un souci constant car cela permet de limiter les séquelles liées aux traitements tout en améliorant l’efficacité de ceux-ci. Elle repose sur l’identification plus précise des facteurs pronostiques pour mieux cerner les indications des traitements.

La radiothérapie externe après une chirurgie limitée est indispensable pour la réalisation d’un traitement conservateur de cancer du sein. Pendant de nombreuses années, le protocole « classique » de radiothérapie comportait 25 fractions délivrées sur environ 5 semaines. La dose standard est donc d’environ 2 Grays (Gy) par fraction. On parle alors de radiothérapie normo-fractionnée. La radiothérapie hypo-fractionnée consiste à augmenter la dose par séance, délivrant la dose totale en moins de séances tout en concevant l’efficacité biologique. La radiothérapie hypo-fractionnée permet de minimiser le nombre de séances pour chaque traitement, tout en gardant la même efficacité carcinologique. Elle améliore le confort en réduisant les déplacements et permet de traiter un nombre plus important de patientes.

Sur quels projets travaillez-vous en ce moment ?

Le dépistage actuel du cancer du sein repose principalement sur l’imagerie, avec des contraintes de ressources, notamment médicales, et le risque de faillibilité inhérent à une interprétation humaine des images. Afin de pallier ces limitations, l’intelligence artificielle (IA) est de plus en plus intégrée aux stratégies de dépistage et de diagnostic. Des algorithmes d'apprentissage profond (deep learning) sont en développement pour analyser les mammographies, détecter les anomalies subtiles et réduire les faux négatifs.

L’étude de la dormance tumorale dans le cadre du cancer du sein est un champ particulièrement actif, le cancer du sein étant le prototype de néoplasie à risques d’évolution et de rechute tardives, parfois après plusieurs décennies, ce qui interroge la notion de guérison réelle, et explique la difficulté à apprécier efficacement l’évolution des pratiques.

Un autre champ de progrès potentiels dans le cancer du sein est représenté par l’apport d’outils diagnostiques et pronostiques. L’utilisation des signatures génomiques est reconnue depuis 2019 par la HAS comme une aide à la décision d’administrer, après une chirurgie, une chimiothérapie adjuvante chez les femmes atteintes de cancer du sein dont les critères clinico-pathologiques habituellement utilisés (taille de la tumeur, agressivité, existence d’un envahissement des ganglions axillaires, nature de la tumeur…) laissent une incertitude concernant le risque de récidive (et donc sur la décision de traitement). En novembre 2023, la HAS a actualisé la population éligible à l’utilisation des signatures génomiques : femmes atteintes de cancer du sein de stade précoce, RH+/HER2- et de grade 2. Des nouvelles données ont permis d’introduire des distinctions au sein de ces populations selon le statut ménopausique des femmes et leur âge.

La détection de mutations sur ADN tumoral circulant (ctDNA) est une technologie en développement rapide, évaluée dans de nombreux essais, principalement dans sa capacité à détecter l’apparition de mutations induisant des résistances aux traitements. D’autres technologies sont encore à un stade exploratoire, comme les profils de microRNA dans les fluides biologiques. La caractérisation des lésions néoplasiques elles-mêmes fait l’objet de recherches intenses grâces aux nouvelles technologies d’étude sur cellule unique, et de transcriptomique spatiale, permettant de caractériser à la fois la nature des diverses cellules composant la lésion néoplasique, et leur répartition dans l’espace. Ces outils permettent de comprendre comment les cellules tumorales se développent dans leur microenvironnement complexe.

La recherche explore aussi l’amélioration pratique des conditions de réalisation du diagnostic : nouveaux radiotraceurs révélant des cellules spécifiques du microenvironnement tumoral, nouvelles modalités de TEP et d’autres modalités d’imagerie permettant d'améliorer les résultats des biopsies guidées.

Un autre champ très actif est celui des anticorps bispécifiques. Ces anticorps, en ciblant plusieurs antigènes à la fois, permettent d’induire une large variété d’effet biologiques. Cette approche s’est avérée très efficiente dans les hémopathies malignes mais est encore au stade des essais de phase précoce dans le cancer du sein. Les bispécifiques en développement ciblent notamment des combinaisons de checkpoint immunitaires, des récepteurs de l’angiogénèse, etc.

A plus long-terme, plusieurs voies explorées sont à surveiller :

  • Les vaccins ciblant des antigènes tumoraux : cette voie a été intensivement explorée via des approches peptidiques et/ou cellulaires avec des résultats décevants. Le champ est de nouveau exploré via des vaccins ARN messager personnalisés via la détermination des antigènes tumoraux par séquençage des tumeurs.
  • Le ciblage du métabolisme. Il n’y a pour l’instant pas de médicament développé sur ces bases en cancérologie mammaire, mais les travaux sont très nombreux. Des inhibiteurs du métabolisme de la glutamine, du lactate ou des acides gras sont en cours d'investigation. À plus long terme, des interventions sur le métabolisme global de la tumeur pourraient permettre de réduire la capacité des cellules cancéreuses à proliférer et à s’adapter à leur environnement.
  • Le ciblage de la plasticité cellulaire. Les cellules tumorales s’adaptent à leur environnement, aux traitements et migrent pour former des métastases, en se transformant pour prendre par exemple des caractéristiques de cellules souches ou mésenchymateuses. Aucune thérapeutique spécifique n’existe pour le moment mais le potentiel est considérable.
  • Le ciblage de la dormance tumorale. Les cellules de cancers du sein peuvent, notamment quand elles migrent dans certains tissus comme la moelle osseuse, entrer en état de dormance pendant parfois des décennies, avant de se réveiller et induire une maladie métastatique. Les facteurs contrôlant cet état de dormance sont maintenant mieux connus dans le cas du cancer du sein, et il est imaginable de développer des thérapies dont le but ne serait pas d’éradiquer les cellules tumorales mais de les maintenir en dormance indéfiniment.
  • Les progrès de l’imagerie permettent d’envisager une personnalisation de la prise en charge à la réponse tumorale, par exemple le développement de modèle informatique prédictif de réponse au traitement néoadjuvant, de potentialiser l’immunothérapie par la radiographie, d’utiliser des traceurs plus spécifiques et plus sensibles.

Quelle est la place de l’IA dans vos recherches ?

La place de l’intelligence artificielle, et de manière plus générale des données artificielles en santé, ouvrent de nouvelles perspectives en permettant d’accroître la puissance des essais cliniques, d’effectuer davantage de tests dans un environnement sécurisé, contribuant ainsi à la mise au point de thérapies innovantes répondant aux besoins des patients

Le livre blanc « Données de santé artificielles : analyse et pistes de réflexion », coordonnée par la Pr Stéphanie Allassonnière, Université Paris Cité, publié en mai 2024, détaille les enjeux et les perspectives qu’offre l’utilisation des cohortes de patients artificiels dans les essais cliniques.

L’Institut a décidé de co-financer pour un montant de 1,5 M€ sur 3 ans une Chaire dédiée à la place de l’intelligence artificielle dans la recherche clinique avec l’Université Paris Cité et l’École Polytechnique, afin d’innover et d’accélérer dans le domaine de la recherche clinique en cancérologie. Cette Chaire sera mise en place en fin d’année 2025.

L’intérêt des grandes bases de données et du couplage des méthodes statistiques aux méthodes dites d’intelligence artificielle sur l’analyse et l’exploitation des données est grandissant. L’INCa, en se dotant de sa plateforme de données en cancérologie dans le cadre de la stratégie de lutte contre le cancer, met en place des études visant à mieux caractériser les facteurs de risque de mauvais pronostics, de mal observance des cancers mais travaille également à mieux caractériser les parcours des femmes prises en charge dans ce type de cancers. Les modèles statistiques mis en place grâce aux méthodes mixtes associant des analyses par IA permettent d’engager des travaux sur ces données de volume important et des schémas relationnels complexes.