Publié le 24.05.2018

Ouverture de la célébration des 20 ans de la Déclaration de la Sorbonne

Frédérique Vidal s'est exprimée en ouverture de la célébration des 20 ans de la déclaration de la Sorbonne mercredi 23 mai, en Sorbonne.

Frédérique Vidal

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureuse d'être aujourd'hui parmi vous à la Sorbonne, qui est à la fois un symbole séculaire de l'enseignement supérieur français et un théâtre privilégié des grandes initiatives pour l'Europe.

Nous célébrons aujourd'hui un triple anniversaire, bien illustré par le film que nous venons de voir : les 20 ans de la Déclaration de la Sorbonne, les 30 ans de la Magna Charta Universitatum et les 10 ans du registre EQAR.

A la veille d'ouvrir la Conférence ministérielle de Paris et de donner un nouvel élan au processus de Bologne, en appeler à ses prémices, c'est ancrer son avenir dans des textes et des principes fondateurs, dans un passé plus profond qu'il n'y paraît si l'on songe que la Déclaration de la Sorbonne et la Magna Charta Universitatum ont elles-mêmes pris appui sur la célébration des 800 ans de l'Université de Paris et des 900 ans de l'Université de Bologne. Car c'est le privilège des commémorations de se muer en tremplin pour le futur, et la journée d'aujourd'hui en a donné la preuve à nouveau. Au-delà, sonder l'Histoire nous rappelle une chose essentielle : la force du processus de Bologne, ce sont les valeurs intangibles et fédératrices dans lesquelles il s'enracine. C'est de cette mémoire qu'il tire son actualité, son pouvoir d'entraînement et de transformation.

Si la Déclaration de la Sorbonne fait date, c'est autant par les engagements qu'elle contient que par le mouvement qu'elle inaugure. Dans un même geste elle affirme et elle appelle, elle promeut et elle invite. En effet, on y trouve le cœur-même de la Déclaration de Bologne et le départ d'une dynamique de changement qui ouvre un chantier ambitieux : la construction d'un espace européen de l'enseignement supérieur.

A l'origine de la Déclaration de la Sorbonne, il y a une utopie au service de défis contemporains, concrets et stratégiques. Je voudrais saluer cette vision, que les ministres Claude Allègre, Luigi Berlinguer, Jürgen Rüttgers et Tessa Blackstone ont su porter sans la figer. Cher Luigi Berlinguer, cher Jürgen Rüttgers, je tiens à vous remercier chaleureusement d'être ici aujourd'hui, car votre présence donne corps à cette continuité de valeurs qui sous-tend le processus de Bologne depuis sa naissance. Bâtir une Europe du savoir, faire renaître l'Europe des humanistes, celle où les hommes circulaient librement et s'enrichissaient de leurs connaissances réciproques, afin de répondre aux grandes questions qui se posaient à l'aube du 21e siècle, voilà les ambitions qui étaient les vôtres. Et ce sont toujours les nôtres aujourd'hui. Si l'humanisme est ce fil rouge du projet européen, de la Magna Charta au discours prononcé ici-même par le Président de la République française en septembre dernier, c'est parce qu'il est inscrit dans les gènes culturels de l'Europe, il est cette mémoire vive qui rassemble tous les pays du continent. Le savoir est ce socle commun qui dépasse largement les frontières de l'union monétaire, il incarne la valeur ultime au-delà de l'Euro.

Mais la culture humaniste est en réalité bien plus qu'un patrimoine fédérateur, bien plus qu'un signe de reconnaissance que les pays européens s'adresseraient mutuellement pour se rappeler leur familiarité par-delà leur altérité : elle porte aussi un message d'avenir. Que promeut-elle, sinon un dialogue des connaissances et un cosmopolitisme essentiels pour faire face aux mutations contemporaines ? Stefan Zweig rappelait que "Les idées n'ont pas véritablement de patrie sur terre, elles flottent dans l'air entre les peuples" : ce dont l'Europe a besoin, aujourd'hui comme hier, c'est de cultiver une atmosphère d'émulation intellectuelle, de mobilité des hommes et des idées, afin de favoriser l'excellence individuelle et collective. C'est un monde exigeant, changeant et concurrentiel qui se profilait déjà à l'orée de l'an 2000 : être prêt à l'accueillir en formant des citoyens éclairés, qui auront beaucoup appris, mais qui auront surtout appris à apprendre, voilà le défi dont se saisit la Déclaration de la Sorbonne.

Pour construire l'espace européen de la connaissance du 21e siècle, il fallait donc l'adosser à un espace européen de l'enseignement supérieur au service de 3 objectifs majeurs : la mobilité, l'employabilité et l'attractivité. Il fallait faire de l'E.E.E.S. cette vaste place publique où les européens se rencontrent et conversent, ce laboratoire où les étudiants préparent leur entrée dans le monde du travail et les salariés leur évolution professionnelle, cette tribune depuis laquelle l'Europe dialogue avec le monde et l'invite à venir à elle tout en allant au-devant de lui.  A cet égard, je voudrais remercier chaleureusement tous les ministres et tous les représentants des pays d'Afrique, d'Amérique, d'Asie d'être ici aujourd'hui : votre présence permet à l'E.E.E.S. de ne jamais se clore sur lui-même, de toujours porter son regard au-delà de ses frontières, d'inspirer et d'être inspiré.

Pour bâtir un espace aussi ambitieux, il fallait d'abord en définir l'ossature. Les piliers de l'E.E.E.S., ce sont les valeurs inaliénables proclamées en 1988 dans la Magna Charta Universitatum. Les libertés d'enseigner et de chercher, l'indépendance des établissements y sont défendues avec une conviction qu'il est essentiel de réaffirmer aujourd'hui, alors qu'elles sont parfois menacées sur notre continent-même. Si l'essence des universités et des écoles tient dans ces droits fondamentaux, la Déclaration de la Sorbonne y ajoute une nouvelle dimension : l'ouverture. Les établissements d'enseignement supérieur demeurent des bastions du savoir mais leurs portes sont grand ouvertes. Ils se définissent comme des lieux accessibles à tous, tout au long de l'existence. C'est l'adéquation entre l'université et un âge de la vie qui commence à se fissurer à mesure qu'une autre idée se fait jour : la certitude qu'on n'a jamais fini d'apprendre et de se former. 

Au-delà de valeurs partagées, les 4 ministres visionnaires entendent doter l'E.E.E.S. d'une architecture commune, qui permette aux différents systèmes européens de se comprendre et d'être lisibles du reste du monde. La Déclaration de la Sorbonne en définit les lignes de forces en proposant une articulation des études en 2 cycles et leur traduction en crédits. Le processus de Bologne y ajoutera une brique essentielle : la qualité. La qualité de nos formations est à la fois la garante du progrès individuel et collectif et de la confiance entre les pays européens. Sans qualité, l'Europe de la connaissance reste une chimère.

Sans garantie de qualité, c'est l'Europe mobile qui est vouée à s'étioler. La création du registre EQAR il y a 10 ans est venue parachever le cadre européen d'assurance qualité qui a permis d'institutionnaliser cette confiance essentielle au fonctionnement du processus de Bologne, sans lourdeur ni dogmatisme, mais en faisant de l'évaluation un instrument d'amélioration plus que d'inspection.  En se voyant confier la désignation des membres du comité EQAR par le biais des associations représentatives, la communauté universitaire était reconnue comme l'artisan premier de la qualité de l'enseignement supérieur européen.

Cette forme de responsabilisation des parties prenantes illustre pleinement l'esprit du processus de Bologne. Cet esprit, la Déclaration de la Sorbonne en était déjà porteuse.

J'en viens donc à ce que je considère comme le legs le plus important de la Déclaration de la Sorbonne : la méthode qu'elle préfigure. Au-delà des mots, par l'acte-même qu'elle pose, elle dit comment construire un espace européen de l'enseignement supérieur.

"Harmoniser l'architecture du système européen d'enseignement supérieur", voilà son sous-titre. Harmoniser, c'est permettre à chacun de jouer sa partie, au service d'un accord global et d'un résultat cohérent.  La diversité des systèmes nationaux est pleinement assumée, reconnue et conçue comme une force, comme une richesse, comme une opportunité de faire jaillir de ces différences des orientations innovantes. De fait, leur convergence vers des objectifs communs est aussi pensée comme un levier pour les faire progresser individuellement, pour dépasser des blocages qui ne pouvaient l'être dans un cadre de réflexion et de réformes nationales. Nous le savons bien, nous français, qui n'aurions sans doute pas pu, sans Bologne, mettre fin à la sélection entre la 1ère et la 2ème année de master. 

Ce qui caractérise également cette méthode, c'est le refus d'harmoniser par la loi ou par la norme, c'est le choix de s'appuyer sur la conviction plutôt que sur la contrainte, sur l'engagement plutôt que sur l'acceptation. La compréhension de l'intérêt mutuel comme seul moteur du changement, voilà une idée très novatrice qui va s'inscrire profondément dans l'A.D.N. de Bologne. C'est tout le sens de l'appel sur lequel s'achève la Déclaration de la Sorbonne : créer un mouvement, donner aux convictions partagées par 4 ministres européens le pouvoir d'aimantation nécessaire pour agréger d'autres volontés. Ce charisme des idées aura le succès que nous connaissons : 20 ans plus tard, 48 états sont impliqués dans le processus de Bologne.

En inscrivant le processus de Bologne dans une dynamique ouverte et souple, la Déclaration de la Sorbonne lui a donné la plasticité nécessaire pour pouvoir évoluer avec nos sociétés et intégrer pleinement leurs nouveaux défis. 

La révolution numérique revisite les objectifs posés par la Déclaration de la Sorbonne : à l'heure du Big Data et de l'information exponentielle, jamais l'ambition d'une Europe éclairée n'aura été aussi légitime. Car l'abondance de données promet autant de connaissances inédites qu'elle couve de préjugés, d'erreurs et d'ignorance. C'est à  l'université qu'il appartient de faire du risque une opportunité en formant des citoyens critiques, maîtres de leur culture numérique, acteurs de leur relation au savoir, créateurs de leurs connaissances, capables de distanciation autant que d'engagement. 

Mais si la révolution numérique stimule la vocation émancipatrice de l'enseignement supérieur, elle en soutient aussi les transformations. Elle offre elle-même les réponses aux défis qu'elle soulève. L'université n'a jamais été aussi ouverte à la diversité et à la singularité, et le digital, en tant que technologie et en tant que culture, y est pour beaucoup. De nouvelles façons d'apprendre et d'enseigner permettent aux établissements d'accueillir d'autres publics et aux formations d'intégrer d'autres expériences : les salariés, les apprentis, les étudiants porteurs de handicaps, les profils atypiques riches d'un bagage extra-académique, peuvent aujourd'hui trouver à l'université des solutions personnalisées pour construire des formations qui leur ressemblent. Cette ouverture répond à l'une des idées phares de la Déclaration de la Sorbonne : faire de l'E.E.E.S. le cadre d'une mise à jour permanente de l'éducation offerte aux citoyens.

Mais pour poursuivre cette actualisation, pour faire vivre les principes de la Déclaration de la Sorbonne, il faut qu'ils soient habités. Et cet hôte qui anime l'idéal de la Sorbonne de ses projets, de ses ambitions, de ses expérimentations, de ses innovations, de ses succès comme de ses difficultés, c'est la communauté universitaire européenne. Si ce lien nourricier se rompt, c'est tout le processus de Bologne qui se vide de sa substance sociale et politique. Le terrain, c'est le terreau de l'idéal.   

Or ce lien, ce ne sont ni les Etats, ni les gouvernements, ni les ministres qui l'ont créé : c'est la communauté elle-même. C'est en son sein qu'est née la dynamique du processus de la Sorbonne. En effet le premier texte qui appelle à "l'interaction des cultures", à l'abolition des frontières du savoir et à la coopération universitaire, c'est la Magna Charta Universitatum, signée en 1988 par 388 recteurs d'universités venus de tout le continent. Il y a un désir d'Europe au sein de la communauté universitaire, bien avant que les états et l'Union européenne ne l'alimentent et ne l'encouragent. Cette conscience européenne qui préexiste aux initiatives intergouvernementales doit aujourd'hui, plus que jamais, rester au premier plan de nos réflexions sur l'enseignement supérieur. Penser l'enseignement supérieur européen, c'est penser l'enseignement supérieur français. Ils sont devenus consubstantiels.  

L'Europe n'est ni une extrapolation de nos ambitions nationales, ni une dimension à laquelle on réfléchit après coup : c'est le cadre dans lequel chaque université, chaque école, doit construire son projet. En faisant ce choix ce n'est pas à notre identité que nous renonçons car les singularités nationales et les signatures de nos établissements sont autant d'éléments de diversité essentiels pour enrichir le dialogue européen. Ce sont nos peurs que nous laissons de côté. Car la voie européenne est assurément une voie exigeante, mais c'est un sillage d'excellence dans lequel nous devons résolument nous inscrire. L'enseignement supérieur français était de très grande qualité : le processus de Bologne l'a rendu meilleur encore. Grâce à sa culture de l'autoévaluation. Grâce à sa culture de l'échange, soutenue par des programmes de l'Union européenne comme Erasmus. La progression du plurilinguisme parmi les étudiants français en est la preuve. Le L.M.D. en est la preuve. C'est parce qu'il incarne un formidable accélérateur de progrès que la communauté de notre pays doit résolument s'emparer du processus de Bologne pour valoriser l'enseignement supérieur français, pour conforter sa qualité et son attractivité.

La forte mobilisation des universités, des écoles,  des personnels, des étudiants de notre pays, en amont de la conférence ministérielle, prouve que la communauté universitaire française n'a rien oublié des valeurs de la Magna Charta ; elle sait fêter mais aussi penser l'Europe.

Concours, rencontres, colloques et tables rondes, ce sont 72 évènements labellisés, portés par des établissements, des rectorats, des associations étudiantes, les grandes conférences, qui se sont tenus depuis le mois de janvier, sur tout le territoire, mais aussi à l'étranger. Les acteurs français de l'enseignement supérieur ont en effet su promouvoir le processus de Bologne jusqu'au Cambodge où Campus France organise dans quelques jours, avec ses partenaires européens, une conférence sur les transferts de crédits académiques et la mobilité étudiante dans la région ASEAN. C'est donc sous le signe du partenariat et de l'ouverture sur le monde que se sont déroulées ces manifestations. Or, c'est ce goût du partage des savoirs qui fonde l'esprit européen.

Je me réjouis que la communauté française lui ait fait ainsi honneur et je n'ai qu'un vœu à formuler : que cet élan continue ! Que cette mobilisation se poursuive bien au-delà de la Conférence ministérielle qui l'a cristallisée, pour venir irriguer le quotidien des universités. Que l'Europe ne soit pas simplement l'invitée des 24 et 25 mai 2018 mais qu'elle soit chez elle en France, qu'elle soit présente tous les jours dans nos campus, dans nos laboratoires, dans nos bibliothèques. Dans nos réflexions, dans nos ambitions, dans nos parcours, dans nos pédagogies.

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