Olga Paris-Romaskevich est mathématicienne et médiatrice des sciences. Ses recherches s'inscrivent dans le domaine des systèmes dynamiques. Ses actions engagées pour l'inclusion des femmes en mathématiques lui ont valu de recevoir le prix spécial de l'engagement à l'occasion de la 22e édition du prix Irène Joliot-Curie. Ce « Prix spécial de l’engagement » récompense une femme scientifique particulièrement investie dans la sensibilisation et l’orientation des filles et des jeunes en général vers les sciences.
Interview
Comment avez-vous fait le choix de vous orienter vers une voie scientifique ?
Nous ne choisissons pas vraiment parmi une liste exhaustive de futurs possibles… Voici mon histoire. Dès mes treize ans, j’ai étudié dans une classe spécialisée en mathématiques. Nos professeurs nous décrivaient la faculté de mathématiques de l’Université d’État de Moscou comme le seul choix qu’ils approuveraient, celui que nous avons suivi avec une bonne partie de mes camarades de classe. J’avais très envie d’apprendre encore plus de maths en gardant mes amitiés ! Mais serais-je entrée dans une école qui m’orientait de facto vers une voie scientifique à 13 ans si mes parents n’étaient pas profs de maths ?
Ma mère m’a partagé son énorme culture littéraire et cinématographique qui me porte beaucoup — j’aurais pu être écrivaine ou cinéaste ! D’ailleurs, ce chemin ne se ferme pas à moi : mon métier de mathématicienne me permet de m’essayer à celui de scénariste (en travaillant pour les séries de films d’animation Voyages au pays des maths avec le réalisateur Denis van Waerbaeke et La Grande aventure des mathématiques avec la réalisatrice Cassia Sakarovitch) et d’écrivaine (avec МАТЕМАТИКА : through a land of mathematics, un projet autour de portraits de mathématiciennes russes, mené en 2021 avec mon mari et photographe Bertrand Paris-Romaskevich).
Je suis ravie d’avoir participé au projet du livre Matheuses : les filles, avenir des mathématiques (CNRS Éditions, 2024) que nous avons co-écrit avec Clémence Perronnet, sociologue et spécialiste de culture scientifique, et Claire Marc, médiatrice des sciences. Clémence Perronnet y démontre comment les filles, les personnes issues des classes populaires et les personnes racisées sont exclues de manière systémique de l’accès aux mathématiques par les remarques, mots, comportements excluants et par les violences qu’elles vivent.
Le degré d’inégalités dans l’accès aux sciences en général, et surtout aux mathématiques, est très grand. La racine des inégalités est la persistance de l’idée que les élèves sont entièrement responsables de leurs choix « libres et non-orientés ». Les idées sont puissantes, les idées fausses sont dangereuses — et celle-ci en particulier. Les personnes qui sont exclues des sciences se retrouvent chargées de cette responsabilité.
C’est pour ça que j’ai du mal avec cette question du choix de faire de la science. D’abord, je n’ai jamais vécu cela comme un choix mais plutôt comme une voie préparée que j’ai suivie, et puis je suis consciente que beaucoup de personnes sont, elles, empêchées dans ces rêves.
Comment peut-on encourager les jeunes filles à s’intéresser aux sciences ?
La question serait plutôt : « comment ne pas les décourager ! »
Voici où nous en sommes (merci à Clémence Perronnet pour ces références ; voir Clémence Perronnet, slides Genre et maths 2022, et Matheuses) :
- En France, au moins 18 % des lycéennes ont reçu une insulte sexiste et 10 % ont été victimes d’un comportement déplacé à caractère sexuel, par rapport à seulement 2 % des garçons (DEPP 2018).
- 1 étudiante sur 10 en école d’ingénieur a été agressée sexuellement (Briquet 2019) et 1 chercheuse sur 2 a été harcelée sexuellement (49 %) (Fondation L’Oréal et IPSOS 2022).
- Pour 8 scientifiques au cinéma ou dans les dessins animés, on ne verra qu’une femme (Smith, Choueiti, Pieper 2014).
- En regardant C’est pas sorcier, on va écouter des hommes 71 % du temps (Détrez, Piluso 2014).
- Dans un manuel de mathématiques, on ne rencontrera qu’une seule femme pour 5 hommes (Centre Hubertine Auclert, 2012).
- Sur 55 lauréats, seulement 2 femmes ont eu des médailles Fields (le « Prix Nobel » des mathématiques).
- Lors de deux éditions du stage de maths Cigales pour lycéennes de première que nous avons organisé avec mes collègues à l’Institut de Mathématiques de Marseille, 39 filles sur 45 ont partagé avec les sociologues Clémence Perronnet et Alice Pavie les nombreuses remarques sexistes que leurs camarades de classe, leurs professeurs et leurs parents leur ont fait : « Tu es sûre que tu l’as fait toi-même ? », « On va pas tout remettre en question parce qu’il y a peut-être UNE femme dans l’histoire des sciences », « T’es forte pour une fille, c’est bizarre », « Les femmes n’ont pas leur place dans tous les domaines », « Moi j’ai pas besoin d’un stage de maths pour me rassurer ! », « Plie son linge, il ne sait pas faire. Tu es une fille, tu dois l’aider »… (pour apprendre davantage sur ce que vivent les jeunes filles qui s’intéressent aux sciences, je n’ai pas de meilleur conseil que de lire les Matheuses !).
Plus vous connaissez les injustices que vivent les jeunes filles, plus simple est la réponse à la question : « comment ne pas les décourager » : d’abord et surtout — arrêter et ne pas encourager les violences, arrêter de ne pas citer les femmes pour leur travail scientifique, arrêter les comportements sexistes. Enfin, raconter les (nombreuses et différentes) histoires des femmes en sciences. Enfin, si vous voulez que les filles s’intéressent davantage aux sciences, il faut aussi éduquer les garçons… notamment, à plier leur linge eux-mêmes !
Comment vivez-vous le fait d’être une femme menant une carrière scientifique ?
Depuis que je suis entrée en classe spécialisée en mathématiques à 13 ans, en tant que femme, je suis en minorité dans mon environnement d’études et de travail. En 20 ans, j’ai mis du temps à me rendre compte que ceci n’est pas « un ordre naturel des choses ». Je suis devenue de plus en plus consciente du sexisme de notre société et celui du monde académique.
J’ai eu droit à beaucoup de sexisme bienveillant, de paternalisme, de suppositions que je suis là pour servir mes collègues hommes (organiser seule les conférences, se faire interrompre dans notre travail avec ma thésarde par les messieurs qui viennent nous parler de leurs vies, recevoir les demandes de rédaction de fiches de lecture sur les femmes dans l’histoire des maths la veille du 8 mars, etc.). Tout cela est extrêmement fatiguant quotidiennement. Mais j’ai aussi des expériences de respect et de soutien, et de belles collaborations avec des hommes qui maintiennent mon espoir pour le changement. Les obstacles n’étaient pas suffisants pour m’arrêter dans mes projets, vu que je suis toujours là ! C’est bien là le problème du « biais de la survivante » : celles qui sont (toujours) mathématiciennes sont celles qui n’ont pas assez galéré...
Je suis de plus en plus indignée, mais aussi de plus en plus libre — ce qui m’aide à trouver un certain apaisement contradictoire. Avoir un mari féministe à la maison aide beaucoup pour se reposer !
Comment sont représentées les femmes dans la structure dans laquelle vous travaillez ?
Il n’y a que 5 000 mathématiciens et mathématiciennes en France, dont 20 % de mathématiciennes (soit environ 1 000). La communauté de la recherche universitaire en mathématiques est relativement petite et construite par un parcours de sélection : le Bac+8 est inévitable. Ma discipline, les « mathématiques fondamentales », est la moins féminisée en France ! Nous sommes au sommet de l’iceberg de l’exclusion des femmes des mathématiques… Il n’y a que 14 % d’enseignantes-chercheuses en mathématiques à l’Université (avec des chiffres proches pour les chargées de recherche au CNRS). Si on ne change rien, d’après les estimations de la statisticienne Laurence Broze, la dernière mathématicienne à l'université en section 25 (mathématiques fondamentales) partira de son poste en 2060 (voir ce compte-rendu pour plus de données). La situation est critique.
Au sein de mon laboratoire à Marseille, sur 82 doctorants et doctorantes, nous avons 16 doctorantes — ce qui fait un peu moins de 20 %. Comment élever le pourcentage de chercheuses en poste si déjà au niveau des doctorantes nous sommes aussi bas ? Mon avis est qu’il faut des postes spécifiques, et de manière urgente, comme cela a été fait en Allemagne. Certes, on parle plus souvent du « problème des femmes en mathématiques » qu’avant mais malheureusement, cela ne change rien en nombre de recrutements féminins. Un nouveau doctorant a remarqué, après avoir écouté une longue discussion sur « le sujet si complexe de femmes et mathématiques » : « S’ils veulent tellement avoir des femmes, ils n’ont qu’à les recruter ? ».
En attendant le changement, nous nous serrons les coudes et nous faisons des maths, en se soutenant les unes les autres. Je suis très fière de faire partie du projet ANR GALS — cinq ans de travail sur la géométrie et l’asymptotique des grandes surfaces : nous sommes quatorze mathématiciennes ! C’est ma première expérience de travail de recherche de cette ambition avec des collègues femmes, en non-mixité.
Faire des mathématiques en tant que femme est une démarche de résistance qu’on ne choisit pas vraiment. Un ressort résiste quand on appuie dessus, ce n’est pas vraiment par volonté mais par une force contraire qui se crée — c’est la troisième loi de Newton.
Que ressentez-vous en tant que lauréate ?
Je me sens soulagée que mon travail soit reconnu. J’ai passé beaucoup de temps à travailler pour les mathématiques plus inclusives et qui amènent moins de souffrances. J’ai dû ralentir mon travail de recherche. Un prix comme ça m’encourage, car cela veut dire que mon employeur ne considère pas que j’ai perdu mon temps à faire ce que je fais. On reçoit les prix pour des choses qu’on aurait faites de toute manière, même sans savoir qu’on pourrait être récompensée pour cela…
Je sens aussi la tristesse d’être récompensée pour des actions dont on n’aurait pas besoin si les violences sexistes n’existaient pas. Le fait que j’aie ce prix, et même qu’il existe, est une conséquence indirecte de la souffrance d’autres femmes. Je l’ai cherché et je l’accepte, parce que ce sont quand même des actions que je mène, pour elles, pour nous, en solidarité — et pour pouvoir porter ce message.
Enfin, ce prix reste une récompense individuelle pour des actions qui s’inscrivent dans un mouvement profondément collectif, bien plus long que le temps d’une vie et bien plus grand qu’un pays. Quand il atteindra son objectif, l’égalité réelle femme-homme sera atteinte et on n’aura plus besoin de ce genre de prix.
Avez-vous un vœu pour le futur ? Comment faire pour le réaliser ?
Ma famille vit dans des pays plongés dans les guerres. Mon rêve le plus cher est que les guerres s’arrêtent. Je pense que ce sont les inégalités qui amènent aux violences et, dans les pires des cas, aux guerres. Quand deux personnes n’ont pas les mêmes droits réels, celle qui en a le plus risque toujours d’en prendre encore un peu à l’autre. Je me désole de voir dans notre histoire cette tendance se reproduire encore et encore. Réduire les inégalités dans l’accès à l’éducation me parait prioritaire dans mon travail de chercheuse et médiatrice aujourd’hui. Mon rêve est bien plus grand que les ressources dont je dispose. J’ai donc besoin d’aide des autres et je compte bien dessus.