Virginie Galland Ehrlacher est une mathématicienne et professeure au CERMICS et membre de l'équipe-projet INRIA MATHERIALS. Elle travaille notamment sur le développement et l'analyse mathématique de méthodes numériques efficaces pour résoudre des problèmes de grande dimension, issus tout particulièrement d'applications en sciences des matériaux. Elle est lauréate du prix de la « Jeune Femme scientifique » qui concerne les femmes ayant soutenu leur thèse depuis moins de 10 ans, à l'occasion de la 22e édition du prix Irène Joliot-Curie.
Interview
Comment avez-vous fait le choix de vous orienter vers une voie scientifique ?
Tout d'abord, je dois avouer que cela est très vite devenu une évidence pour moi. J'aimais les sciences, tout particulièrement les mathématiques, et j'ai très vite eu la conviction que ce serait ces disciplines qui me permettraient de m'épanouir pleinement sur le plan intellectuel et professionnel. Avec le recul, l'encouragement et le soutien permanent de ma famille et de mes enseignants ont également été essentiels pour moi. Je ne me suis jamais posé la question de savoir s'il était légitime ou non, en tant que jeune fille, de m'engager dans des études scientifiques, tout simplement car cela n'a jamais été une question, ni pour mes parents, ni pour mes enseignants.
Comment peut-on encourager les jeunes filles à s’intéresser aux sciences ?
D'abord, il faut absolument leur expliquer à quel point les sciences sont essentielles pour notre société et expliquer très tôt dans le cursus scolaire quels sont les débouchés professionnels possibles lorsque l'on décide de faire des études scientifiques. Je vous donne un exemple : j'ai été amenée à intervenir en décembre 2023 auprès d'une classe d'élèves de seconde. A la question que je leur ai posée, à savoir « à votre avis, à quoi servent les mathématiques et l'informatique que vous apprenez à l'école ? », la seule réponse que j'ai obtenue a été : « à faire des pages web ». J'avoue avoir été sciée... Comment peut-on demander à des élèves de choisir des spécialités à ce stade de leur scolarité s'ils n'ont tout simplement pas la moindre idée des débouchés professionnels auxquels ces spécialités peuvent mener ? Il y a un énorme travail d'information à mener auprès des élèves et à mon avis celui-ci doit être mené bien avant la classe de seconde.
Il faut également continuer à travailler ardemment pour lutter contre les stéréotypes de genre, ce qui n'est pas chose facile. Encore un témoignage : j'ai eu l'immense plaisir d'avoir été sollicitée par l'association LAPS/équipe du matin pour intervenir lors d'une des séances autour du projet « Mathématiques : nom féminin ? » qui a été organisée à l’École des Ponts ParisTech, à destination de plusieurs classes d'élèves de collège en 2019. Devant un public de collégiens et collégiennes, la troupe de théâtre de l'association jouait une pièce inspirée de la vie de Sophie Germain. Suite à cette pièce, une chercheuse mathématicienne était invitée à témoigner pour répondre aux questions des élèves sur le métier de chercheur ou sur l'incidence que peut avoir le fait d'être une femme dans un milieu académique. J'ai joué le rôle d'intervenante lors de cette séance. Cette expérience a été formidable et m'a permis d'avoir une (malheureusement triste) prise de conscience : j'ai pu échanger avec plusieurs adolescentes et mesurer à quel point nombre d'entre elles souffrent cruellement d'un manque de confiance en elles-mêmes, qui les pousse à s'auto-censurer et à ne pas s'engager dans des études scientifiques, par peur que celles-ci ne soient « trop difficiles pour les filles ». En particulier, à une question posée par une animatrice de la séance « Qu'est-ce qui vous empêcherait de faire des études scientifiques si vous le souhaitiez ? », la première réponse apportée par les élèves était « Mes parents ». Ayant grandi dans un milieu familial où j'ai été en permanence encouragée dans ma voie et où aucune différence n'a jamais été de mise entre filles et garçons en ce qui concerne les études, tout particulièrement les études scientifiques, cette réponse m'a fortement ébranlée. Sans penser à mal, les parents de ces élèves avaient tendance à décourager leurs filles de s'engager dans des études scientifiques de peur que celles-ci ne soient trop difficiles pour elles. Le témoignage de femmes scientifiques est extrêmement important pour combattre ces idées reçues erronées.
Comment vivez-vous le fait d’être une femme menant une carrière scientifique et avez-vous rencontré des obstacles ?
Non, jamais. J'ai eu l'immense chance de croiser tout au long de ma carrière des collègues, hommes ou femmes, extrêmement respectueux, pour lesquels le fait que je sois une femme n'avait absolument aucune importance. La seule chose qui importait a toujours été la qualité de mon travail et l'originalité de mes idées. Le fait que je sois une femme n'a tout simplement jamais été un sujet. C'est bien la preuve que c'est tout à fait possible aujourd'hui, probablement grâce à l'engagement de personnes comme Irène Joliot-Curie, et cela devrait tout simplement être la normalité.
Comment les femmes sont-elles représentées dans la structure dans laquelle vous travaillez ?
Au sein de mon laboratoire, je suis la seule femme ayant un poste de chercheur permanent (sur 22). Il y a cependant plusieurs doctorantes et post-doctorantes.
Quelles valeurs porte le prix Irène Joliot-Curie ?
Le travail : essentiel. L'audace, ou tout du moins la confiance en soi. Il faut savoir oser. L'ouverture d'esprit et la créativité, car il s'agit des toutes premières qualités nécessaires à un scientifique, homme ou femme. L'engagement enfin et le souci de garantir, ou au moins essayer, des conditions de travail au moins aussi favorables que celles dont on a pu bénéficier aux générations futures.
Que ressentez-vous en tant que lauréate ?
C'est bien sûr avant toute chose un immense honneur, c'est merveilleux de recevoir une si belle marque de reconnaissance de la part de la communauté scientifique et j'en suis extrêmement reconnaissante. J'ai une pensée toute particulière aux personnes qui m'ont accompagnée depuis mes premiers pas dans le monde des mathématiques et la recherche et qui ont joué le rôle de mentors au long de ma carrière. On se sent également investie d'une certaine responsabilité : celle de porter le message auprès des jeunes filles attirées par les matières scientifiques qu'elles ont toute leur place dans ces disciplines, que nous avons besoin d'elles pour relever les merveilleux défis qui se posent et se poseront à nous dans les années à venir et qu'elles ne doivent en aucun cas douter de leurs capacités. Et bien sûr, on se sent également investie du devoir de s'engager pour faire aimer sa discipline aux jeunes, garçons ou filles, pour que la relève puisse être assurée.
Avez-vous un vœu pour le futur ? Comment faire pour le réaliser ?
Je souhaite de tout cœur que l'état d'esprit dans lequel j'ai été élevée devienne une normalité, et qu'aucune jeune fille s'intéressant aux sciences ne doute de sa capacité à entreprendre des études scientifiques ou redoute de s'engager dans cette voie à cause de la sous-représentation des femmes dans ces disciplines. La chute du taux de jeunes filles choisissant des enseignements spécialisés en mathématiques au lycée est un problème très préoccupant.
Je souhaite enfin ardemment que l'on puisse trouver les moyens de redonner goût aux élèves, garçons ou filles, aux sciences et aux mathématiques en particulier. Il me semble enfin essentiel de briser les idées reçues sur cette discipline, souvent imaginée comme un jeu de l'esprit abstrait, déconnecté du monde réel et réservé à quelques initiés, et expliquer à quel point les mathématiques et les sciences en général sont essentielles à notre société, au quotidien, pour chacun d'entre nous.