SEUL LE PRONONCE FAIT FOI
Je suis ravie d’être parmi vous, au "54" comme on a coutume d’appeler le siège de l’EHESS et de la F.M.S.H., lieu que nous ré-inaugurons aujourd’hui après six années de travaux. Les deux grandes et belles institutions que sont la F.M.S.H. et l’E.H.E.S.S. sont aujourd’hui mises à l’honneur à travers la beauté du lieu dans lequel nous nous trouvons. Je tiens à féliciter très sincèrement Monsieur Duclaux et ses équipes pour avoir su, dans cette œuvre architecturale, allier les normes de sécurité et l’identité artistique de cet ensemble caractéristique des années 70.
Mais au-delà des murs, il y a deux grandes et belles institutions, deux points de repère pour les sciences humaines et sociales issues de la vision qui présida à leur naissance, une vision qui porte un nom, celui de Fernand Braudel. Et c’est, sous le regard bienveillant de cet apôtre du temps long que je souhaite vous dire combien je suis fière du profond renouvellement que vous portez par l’excellence de votre recherche et par votre exigence au sein des sciences humaines et sociales... vous dire aussi combien, je le sais, le Président de la République aurait souhaité partager ce moment avec nous afin d’exprimer, lui aussi, son profond attachement à ces sciences qui ont tant fait et qui font tant pour notre société et pour le rayonnement de notre pays.
Vous le savez ce retour au 54 n’est cependant pas la fin de l’histoire ou un retour à une forme de normalité tranquille. Car vous n’êtes pas de ceux qui vous reposez sur des acquis, aussi prestigieux soient-ils. Vous êtes de ceux qui sont sans cesse en mouvement. Et l’inscription de vos magnifiques établissements au sein du Campus Condorcet en est une démonstration supplémentaire. Toujours vos communautés avancent et s’ouvrent... franchissent des caps mais s’empressent d’en fixer de nouveaux... inaugurent le 54 tout en s’inscrivant, pleinement, dans cette Cité des humanités et des sciences sociales pour laquelle, vous le savez, vous avez et aurez mon entier soutien.
Toutefois, et aussi importants que soient les lieux, l’esprit qui les habite est l’essentiel.
Cet esprit, celui des sciences humaines et sociales, c’est celui du mouvement, des disciplines qui s’enrichissent, proposent de nouvelles méthodologies, dégagent de nouvelles données et lancent de nouvelles alertes, au combien essentielles. La recherche que vous portez dans vos établissements est le signe de la vitalité retrouvée des S.H.S. en tant que sciences qui se distinguent par leur capacité à transformer la société en assimilant les contrastes, en abordant la contradiction apparente comme une complémentarité possible, en questionnant sans relâche.
Votre aptitude à vous renouveler sans cesse, sans perdre de vue la force des approches éprouvées, à faire dialoguer les approches les plus contrastées et à interagir avec les autres sciences fait des sciences humaines et sociales le domaine de recherche le plus à même de relever les défis majeurs du monde contemporain et d’analyser cette inépuisable richesse qu’est la réalité humaine.
Pour cette raison, il est important que la diversité des approches soit respectée et puisse pleinement s’exprimer. Mais, je le dis tout aussi clairement, le respect de la diversité n’exclut pas la liberté pour chacun de faire des choix, dès lors qu’ils sont construits et ne sont pas unilatéraux. Je m’attacherai à l’une et à l’autre de ces exigences et je le ferai dans la durée, car c’est le bon horizon pour mesurer justement les situations et faire la part des choses.
Même si cette inauguration n’est qu’un point d’étape et que j’aurais le plaisir de vous retrouver dans quelques mois pour réaliser le même exercice à peine plus au nord de Nice, je souhaite d’ores et déjà profiter de ce moment pour vous délivrer quelques messages.
Le premier est de vous dire que nous sommes collectivement conscients et fiers du fait que l’E.H.E.S.S. et la F.M.S.H. aient su porter au plus haut une exigence intellectuelle et sociale qui s’est nourrie d’une grande et belle histoire, une histoire qui a commencé à l’E.P.H.E., que je veux saluer en la présence de son Président Hubert BOST, et qui s’est poursuivie ici, en ces lieux.
Car le 54 est le berceau des plus grandes théories élaborées en France dans le domaine des SHS, de Fernand Braudel à Pierre Bourdieu, de Claude Lévi-Strauss à Jacques Derrida. Et au-delà des productions intellectuelles elles-mêmes, c’est l’inventivité et l’esprit critique dont elles sont issues qui ont imprégné ces murs et qui en fait toute l’épaisseur.
Mais il ne suffit jamais de contempler sa grandeur passée pour y puiser l’assurance de son identité. L’univers des idées et l’histoire de leur construction doivent être des sources auxquelles on s’abreuve, pour mieux se renouveler. Et cela, l’E.H.E.S.S. et la F.M.S.H. l’ont parfaitement compris. Des personnalités telles que Thomas Piketty, Jean Tirole, Françoise Héritier ou Dominique Schnapper (que je salue), directeurs d’études, anciens doctorants ou membres de l’E.H.E.S.S., nous rappellent que la filiation intellectuelle est toujours vivace et sait rayonner bien-au-delà de nos frontières.
Car rayonner au-delà de ses seules frontières est évidemment essentiel. Vos succès individuels et collectifs aux programmes d’excellence des investissements d’avenir y ont contribué et vous avez su tirer parti de la construction de grands établissements de recherche intensive dont vous faites partie intégrante pour gagner encore en visibilité sur la scène internationale, sans y perdre pour autant vos atouts et votre singularité. Sachez que je vous aiderai à poursuivre dans cette voie et je suis convaincue que le Campus Condorcet est une formidable chance pour valoriser les établissements phares des S.H.S., qui justifient cet investissement public majeur de l’Etat dans le domaine des S.H.S..
Le deuxième message que je voulais délivrer aujourd’hui est qu’il est vital de redonner aux S.H.S. toute leur place et de libérer leur formidable potentiel d’attractivité au-delà de nos frontières, car elles ont le pouvoir, scientifique et pratique, de déchiffrer et transformer nos sociétés.
Chacun le sait, la force critique des sciences humaines et sociales est à la fois reconnue et respectée même si parfois elle contribue à révéler une réalité que certains préfèreraient feindre d’ignorer. Cette capacité à reprendre à leurs racines les phénomènes sociaux, à les redécouvrir et à les nommer, à faire ce pas de côté qui transforme les perspectives fait toute la force de ces disciplines. Je souhaite vraiment que nous sachions replacer vos recherches au centre de notre vision du monde, car nous avons besoin de recul, nous avons besoin de renouveler notre vision des faits sociaux ou humains qui interrogent notre société dans ses fondements, ébranlent ses certitudes ou ses conventions et sont générateurs de peurs et de tensions, elles-mêmes ferments de violences ou de fractures sociales.
C’est aux S.H.S. qu’il incombe, à rebours de cette culture de l’immédiateté qui produit des réponses relevant parfois plus de l’impulsion que de la décision éclairée, de prendre de la distance par rapports aux faits et de distinguer connaissances, informations, opinions et croyances.
Cet effort de discernement est particulièrement nécessaire pour la compréhension du phénomène de radicalisation trop souvent réduit à une problématique sécuritaire. Ce que la psychologie cognitive, la linguistique, la sociologie du numérique, l’anthropologie et l’histoire ont à nous dire du djihadisme n’est pas moins fondamental pour s’en prémunir que nos stratégies de défense ou de renseignement. De la même manière, les bouleversements climatiques et leurs conséquences sur l’humanité entière, sur les mouvements de population et sur le rapport de l’homme à la biodiversité et à l’économie représentent des enjeux qui ne peuvent être appréhendés uniquement sous l’angle biologique, physique ou climatologique. Là encore, les SHS ont des réponses à apporter comme des sciences à part entière et non pas comme des sciences ancillaires.
Pour y parvenir, la transdisciplinarité et le travail collaboratif sont essentiels, car le caractère protéiforme de ces problématiques exige de la recherche une démarche holistique. Le meilleur de chaque discipline doit être mobilisé pour questionner ces défis et en proposer une vision scientifique complète.
Comme le disait Paul Valéry, il n’y a pas de vérité sans contrastes, et c’est du dialogue entre ces savoirs si divers dans leurs méthodologies et dans leur objet que naitra la compréhension de ces faits sociaux.
Vos établissements sont engagés dans cette dynamique de dialogue équilibré avec les autres disciplines qu’elles peuvent maintenant côtoyer plus aisément et plus que jamais ce mouvement doit être soutenu... pour se saisir des défis que le présent et le futur nous lancent.
Ce dialogue entre les sciences, je sais, cher Michel Wieviorka, cher Pierre-Cyrille Hautcoeur, combien elle vous est précieuse.
Votre rapport sur les S.H.S. françaises à l’échelle de l’Europe et du Monde, cher Michel, en témoigne. Vous y insistez sur la nécessité d’encourager une autre traversée des frontières, une autre forme d’ouverture d’esprit, celle qui naît de la mobilité des hommes et des idées qui doit être sans cesse encouragée.
Cette transdisciplinarité, cher Pierre-Cyrille, vous la défendez tout aussi ardemment à travers une formation et une recherche que vous souhaitez toujours plus ouverte, internationale, innovante, inclusive des autres disciplines.
Et je sais combien l’E.H.E.S.S. et la F.M.S.H. s’attachent à favoriser le renouvellement des connaissances par la confrontation des savoirs et la libre circulation des idées au travers de séminaires de recherche, de plateformes scientifiques partagées et de programmes de mobilité. Là encore vous pouvez compter sur tout mon soutien.
Cette ouverture sur le monde, si elle favorise le renouvellement des savoirs, conduit également à un renouvellement des pratiques. Et ce sera mon dernier message.
La dynamique interne de transformation permanente et d’enrichissement des pratiques fait que vous portez en ce lieu d’excellence doit faire de vous les moteurs des S.H.S. comme vecteurs de transformation et, en même temps, d’équilibre de nos sociétés.
La révolution numérique constitue à cet égard une force de renouvellement sans précédent pour vos disciplines. Elle leur permet tout d’abord de gagner en visibilité, condition essentielle du dialogue interdisciplinaire équilibré sur lequel repose, comme je l’ai évoqué, la résolution des grands défis sociétaux.
La présence et l’accessibilité des publications dans le monde numérique est un enjeu majeur de la diffusion de la recherche française à l’étranger. C’est pourquoi le ministère apportera tout son soutien au projet OPERAS, dont la base française est l’Equipex Open Edition placé sous la tutelle de l’E.H.E.S.S..
En plus de favoriser le compagnonnage des disciplines et la perméabilité des frontières entre les savoirs, la révolution numérique conduit également à un enrichissement des pratiques en SHS. Les humanités numériques sont le fruit de la révolution épistémologique que les technologies de l’information ont entraîné dans leur sillage. Avec l’irruption des grandes bases de données, la distinction entre les sciences du récit et les sciences du modèle tend à s’estomper, conduisant à un renouvellement des pratiques qui ne renie rien de la pertinence des précédentes. Là encore, il convient de le redire, votre grande force réside dans votre aptitude dialectique, votre capacité à cultiver la complémentarité et à envisager les oppositions apparentes comme une richesse.
J’y insiste, car ici ou là s’expriment parfois des craintes. Je ne méconnais pas les tensions épistémologiques et philosophiques qui peuvent habiter les différences d’approche et parfois d’école. Mais ma conviction profonde, c’est que l’analyse critique n’a jamais été l’ennemie des données ou de la quantification – nombreux sont les travaux de Bourdieu qui sont là pour le rappeler – et que le souci de la factualité peut nourrir la déconstruction d’une idéologie.
Les "Big Data" favorisent ainsi une approche différente de la réalité humaine en permettant un accès inédit à des données foisonnantes. La Très Grande Infrastructure de Recherche PROGEDO en est un parfait exemple. Portée par l’E.H.E.S.S. et le C.N.R.S., hébergée par la F.M.S.H., elle ouvre l’accès à de nouvelles données dans les communautés de recherche et permet à la France de participer à la production de grandes enquêtes pluridisciplinaires sur le vieillissement, les relations au sein du noyau familial, ou l’évolution des opinions.
Pour conclure, je tiens à vous dire à quel point je suis convaincue que si les S.H.S. françaises sont les héritières et les gardiennes d’un héritage qui nous est précieux à tous, elles sont aujourd’hui tout aussi résolument tournées vers l’avenir... un avenir qui autorise la recherche en liberté, qui articule les résultats de cette recherche et les attentes sociétales, un avenir qui encourage le dialogue entre disciplines et au-delà des frontières et, enfin, un avenir qui multiplie les approches méthodologiques afin de résoudre la complexité du monde contemporain.
Je suis certaine que dans cet avenir que nous avons à penser et à construire ensemble l’E.H.E.S.S. et la F.M.S.H. continueront à associer la sérénité, l’élan et l’audace dont elles ont toujours su faire preuve.