Publié le 22.01.2024

3RBD, la bulle régionale dédiée à la recherche sur la bande dessinée

En 2020 était créé le premier réseau de recherche en Nouvelle-Aquitaine sur la bande dessinée. Entretien avec les enseignants-chercheurs Frédéric Chauvaud et Irène Le Roy Ladurie, qui ont accepté de revenir sur les enjeux de cet écosystème et la place qu'occupe le 9e art, au cœur des sciences humaines et sociales.

Un premier tome paru en 2020

C'est en 2020 qu'a été créé le 3RBD, le Réseau régional de recherche Nouvelle-Aquitaine en bande dessinée. Une date symbolique puisque le ministère de la Culture avait placé cette année sous le signe de la BD. L'enjeu de valorisation sur l'ensemble du territoire était on ne peut plus clair, synthétisé à travers ces quelques mots : « La France aime le 9e art ».

Outre les nombreux événements organisés partout en France et pour tous les publics, des initiatives structurantes sont nées de ce geste initiateur. L’Université de Poitiers s’est vue confier une mission de coordination d'un réseau régional de recherche sur la bande dessinée. Six universités néo-aquitaines rejoignent alors le projet, avec la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image (CIBDI), l’École européenne supérieure de l’image (EESI) et le pôle Magelis.

Cinq objectifs

  • Structurer la recherche à l’échelle de la région et la rendre visible à l’échelle internationale ;
  • Coproduire et participer à des projets de recherche avec le monde non-académique ;
  • Faire de la bande dessinée un enjeu social et un levier économique pour la région Nouvelle-Aquitaine ;
  • Transférer vers les acteurs économiques et le grand public, et en particulier permettre à un public jeune d’être sensibilisé aux questions sociétales et de se les approprier par l’analyse et la création ;
  • Disséminer la connaissance scientifique par une stratégie de publications académiques, de formation et de diffusion de la culture scientifique, technique et industrielle sur l’ensemble du territoire.

Entretien avec Frédéric Chauvaud et Irène Le Roy Ladurie

Frédéric Chauvaud est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers, chercheur au Criham, et à la Maison des Sciences de l'Homme et de la Société de Poitiers, et directeur scientifique du Réseau Régional de Recherche sur la Bande Dessinée. Irène Le Loy Ladurie est ingénieure de recherche à l’université de Poitiers, chargée de mission Réseau Régional de Recherche sur la Bande Dessinée en Nouvelle-Aquitaine.

Comment et pourquoi est née cette initiative ?

L’idée de créer un réseau dédié à la bande dessinée s’est faite progressivement en prenant en compte le fait que depuis 2014 était organisé, par la Maison des sciences de l’Homme de l’Université de Poitiers, un colloque annuel à Angoulême sur le thème Penser et comprendre la bande dessinée. Corps et BD. Parmi les thèmes traités : les corps contrefaits, violentés ou augmentés.

Posters conçus dans le cadre du colloque Penser et comprendre la bande dessinée. Corps et BD.

Crédits :
Université de Poitiers

Corps handicapés et mutilés dans la BD

Crédits :
Université de Poitiers

Les corps immobiles

Crédits :
Université de Poitiers

Squelettes ectoplasmes et fantômes

Crédits :
Université de Poitiers

Pustules, virus et bien-être - Le corps sanitaire et la bande dessinée

Il existait aussi des formations, notamment le premier doctorat en bande dessinée à l’Université de Poitiers en collaboration avec l’École européenne supérieure de l’Image. À Angoulême, l’écosystème formé par la CIBDI, dont le musée de la bande dessinée, le pôle image Magelis et d’autres, donnait la possibilité d’aller vers la recherche. Par la suite, le projet de réseau de bande dessinée a reçu le soutien de la région Nouvelle-Aquitaine et en particulier de son vice-président recherche.

De la sorte, il a été assez aisé de convaincre les collègues des six universités de la région - Bordeaux, Bordeaux-Montaigne, La Rochelle, Limoges, Pau et les Pays de l’Adour, Poitiers - de collaborer autour du 9e art et de structurer la recherche, d’abord en région, puis avec la volonté de tisser des partenariats à une échelle plus vaste, notamment avec des collègues ou des centres aux États-Unis, au Japon, au Québec, en Afrique francophone...


Quels sont les projets de recherche liés au 3RBD ?

Les projets de recherche liés au réseau se veulent à la fois thématiques et transversaux. C’est ainsi que plusieurs grandes perspectives ont été dessinées collectivement : tout d’abord sur la transmédialité, c’est-à-dire sur la façon dont une création graphique passe d’un support à un autre, par exemple d’un album à un dessin animé ; ensuite la transmission, notamment dans le domaine de l’histoire de l’art et celui des sciences exactes comme la chimie ou les mathématiques ; et enfin les questions sociétales relatives au vivre ensemble ou aux dysfonctionnements des sociétés contemporaines.

À ces approches, il faut également ajouter la tenue d’un grand colloque sur les modèles économiques de la bande dessinée et la programmation d’un autre sur les festivals de la bande dessinée. Le réseau est également très actif en termes de soutien à des initiatives qui permettent de valoriser les résultats de la recherche sous de multiples formes. Cela peut prendre l’aspect de résidences de création, de suivi et d’édition d’ouvrages scientifiques, mais aussi de bandes dessinées ; et, enfin, d’expositions pour le plus grand public à l’instar de celle réalisée sur le thème des violences de genre dans la bande dessinée : Vivantes, nous nous voulons, ou sur Les corps singuliers dans la BD, ou encore celle en préparation sur Les Trois maisons de Michel Foucault.

Faire de la bande dessinée un enjeu social ou sociétal figure parmi les objectifs du réseau. Que faut-il mettre en place pour y parvenir ?

La bande dessinée reflète les enjeux sociétaux tout en participant à une prise de conscience et parfois d’actions. 

Frédéric Chauvaud et Irène Le Roy Ladurie

C’est ainsi que la question des auteurs et autrices de bandes dessinées a fait l’objet d’une vaste enquête qui va être prochainement publiée. Elle met en avant à la fois la répartition genrée, la question de la précarité, les attentes des unes et des autres, la place du 9e art en région…

À partir de cette étude, il est possible désormais de bénéficier d’une vision d’ensemble mais aussi de promouvoir des politiques publiques. De même, le grand colloque de 2023 sur les modèles économiques de la bande dessinée a permis de faire intervenir, à toutes les étapes de la chaine du livre dessiné, les principaux acteurs - ce qui n’avait jamais été fait - et à partir de cet état des lieux de faire en sorte que les acteurs institutionnels, ou privés, puissent réagir.

Ce colloque devrait avoir des suites et se décliner sur d’autres aspects de la vie sociale et économique de la bande dessinée, ses manifestations publiques et culturelles.

Crédits :
3RBD

Le corps en fête dans la bande dessinée

Crédits :
3RBD

Les modèles économiques de la bande dessinée

La bande dessinée apparait comme un média, qui associe à la fois un art de la mise en scène et un plaisir immersif du récit et la mise en pratique des grandes questions sociétales qui nous agitent. 

Frédéric Chauvaud et Irène Le Roy Ladurie

Ainsi font de manière très directe et transparente les mangas ou les webtoons abordant les causes LGBT, la question du consentement et des violences sexuelles, le harcèlement scolaire, les handicaps...

À ce titre, l’étude de la culture qu’elle promeut et met en forme, mérite d’être encouragée et permet aussi de traiter de notions comme la justice sociale.

Dans quelle mesure le réseau s’inscrit-il dans une démarche de dialogue entre sciences, recherche et société ?

Le réseau a participé en tant que tel à une grande manifestation de l’association Art + Université + Culture, réseau national de l’action culturelle dans les établissements d’enseignement supérieur et de la recherche en 2023 sur la bande dessinée, en abordant la question des violences faites aux femmes dans les récits graphiques. Cela permet à la fois de saisir ce que diverses disciplines apportent et analysent (la psychologie, le droit, la sociologie, l’histoire…), notamment sur le féminicide, qui a donné lieu à plusieurs travaux de recherche importants menés à l’Université de Poitiers, et la manière dont la société pouvait s’en saisir et à son tour réagir.

C’est ainsi que le livre À coups de cases et de bulles. Les violences faites aux femmes dans la bande dessinée, est une manière d’alerter mais aussi de collaborer avec l’observatoire des violences sexistes et sexuelles de la Nouvelle-Aquitaine, des associations et des centres de culture scientifique.

De même, la bande dessinée Starter Pack de la sexualité, réalisée par le réseau en collaboration avec la Ligue Contre le cancer, a pour visée d’être lue en classe afin de participer à la prévention, mais aussi aux campagnes de vaccination contre le papillomavirus.

Quels sont les besoins de formation dans ce secteur et comment y répondez-vous ?

Au niveau de l’enseignement supérieur et de la recherche, il paraît aujourd’hui parfaitement incongru qu’il n’y ait pas de formation spécifique pour transmettre les outils d’étude de la bande dessinée (histoire, géographie, sociologie et esthétique de la BD) et sensibiliser aux dernières évolutions de la recherche en la matière, alors même que le livre le plus vendu en France en 2023 est le dernier Astérix

Frédéric Chauvaud et Irène Le Roy Ladurie

Une formation pour les futurs enseignants et futures enseignantes devrait être systématisée dans les parcours de lettres, arts et sciences humaines et non pas laissée à l’initiative individuelle, faute de section au Conseil national des universités ou de discipline dédiée, alors que le cinéma en possède une.

Du côté des acteurs et actrices du monde éditorial de la bande dessinée il y a un véritable engouement pour la connaissance de l’histoire, des usages et de la sociologie du médium mais aussi de l’histoire esthétique.

Être éditeur de livres ne requiert pas la même culture qu’éditeur de bande dessinée. 

Frédéric Chauvaud et Irène Le Roy Ladurie

Arriver vierge de toute culture BD dans le domaine peut être une véritable gageure. À ces aspects s’ajoutent que de futurs enseignants ou enseignantes, mais aussi celles et ceux qui sont déjà dans les établissements, découvrent dans les INSPÉ, les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l‘éducation, l’articulation recherche-formation et l’impact que la bande dessinée représente auprès des élèves de tous les âges.

Quels conseils donneriez-vous à des étudiants se destinant aux métiers du secteur ?

De notre point de vue d’enseignants-chercheurs, la recherche peut apporter plusieurs choses pour les jeunes éditeurs. Il conviendrait d’aller lire au-delà de la période de ces 20 dernières années et de connaître les réalisations, riches et foisonnantes, mais méconnues dans d’autres continents de la bande dessinée.

Malgré son antériorité et sa renommée, la production japonaise ne résume pas, à elle-seule, la création graphique. Il convient donc, par le biais des enseignements mais aussi de la participation à des séminaires et des colloques, de se constituer un œil, des références et un univers de lecture qui sont les premiers pas pour éditer des livres nouveaux et singuliers. Pour cela, s’appuyer sur les ouvrages de recherche et de critique qui fleurissent ces dernières années est primordial, et consulter les bibliographies, les nominés du Prix SoBD.

Pour les autrices et auteurs, une formation aux enjeux économiques, sociaux et administratifs est primordiale. 

Frédéric Chauvaud et Irène Le Roy Ladurie

Les rapports qui commencent à être nombreux sur la question (États Généraux, Rapport Racine), les agences comme l'Agence culturelle de la Région Nouvelle-Aquitaine ou bien les lieux de soutien comme la Maison des Auteurs d’Angoulême, doivent être des relais pour cadrer leur entrée dans ce métier sous grande tension et en souffrance.

Quant aux futurs libraires, généralistes ou spécialistes, ils devraient s’inscrire dans une perspective similaire, d’autant qu’une émission phare et prescriptive comme Le Masque et la plume envisage désormais d’accueillir les romans graphiques.

Enfin, toutes sortes de formations, dans le domaine des arts, du droit, de l’économie, sans oublier celles qui relèvent de la médiation culturelle, rencontrent le 9e art et peuvent apporter beaucoup à la formation et aux savoirs sur la littérature graphique.

À titre personnel, comment la BD a-t-elle construit votre parcours et quels sont les aspects qui vous intéressent le plus ?

Irène Le Roy Ladurie : Étant spécialiste de littérature comparée, la BD a toujours fait partie de mes recherches, tout d’abord par passion mais aussi par intérêt pour cette forme encore tenue en lisière des études littéraires.

J’ai soutenu une thèse sur le motif de de la caresse dans la BD et la littérature contemporaines. C’est son appartenance au populaire et au médiatique qui m’a fascinée en matière d’érotisme, sujet au cœur de mes recherches. 

Irène Le Roy Ladurie

En effet, l’histoire récente de la BD a tendance à faire oublier ce passé qu’elle a eu dans la presse ou les petits formats, or cela a construit un environnement de références accessibles au plus grand nombre et je trouve cela passionnant de reconstituer une civilisation graphique du récit imprimé.

Frédéric Chauvaud : Historien du crime, de la justice pénale et des corps violentés, j’ai été très tôt confronté aux images : gravures, croquis ou dessins de la scène de crime, sans oublier les caricatures se gaussant souvent de la médecine légale. De la sorte, sans que cela soit une trajectoire linéaire, la possibilité offerte de glisser de ces images aux planches de la bande dessinée s’est presque imposée naturellement avec notamment, en collaboration avec l’Université de Genève, la tenue d’un grand colloque Bulles sanglantes, traitant des corps meurtris, saccagés, assassinés.

Les représentations corporelles sont d’une incroyable richesse et permettent aussi bien de suivre les techniques que la vision des autrices et auteurs, ou même l’état d’une société à un moment donné. 

Frédéric Chauvaud

Quelles sont les dernières BD que vous avez lues et pourquoi les recommanderiez-vous ?

Irène Leroy Ladurie : J’ai lu le dernier tome du diptyque Jumelle de Florence Dupré la Tour, et pour ma part je le recommande comme toutes ses dernières BD : Cruelle et Pucelle.

Crédits :
Editions Dargaud

Jumelle

L’autrice réussit dans ces œuvres autobiographiques à traiter à la fois le sujet intime d’un point de vue singulier et au prisme de questionnements sociétaux structurants : la domination sur les animaux, la violence psychologique familiale, l’éveil de la sexualité post-pubère, la domination masculine et le sexisme. Le travail graphique à la fois symboliste et humoristique fait de cette série un sommet d’humour et de représentation des affects, réussissant parfaitement le défi de représenter l’invisible (les maltraitances, le sexisme, les tabous) par des idées graphiques très charnelles. Le dernier sergent de Fabrice Neaud m’a également beaucoup plu par sa capacité à conter le réel tout en emmenant le lecteur sur les chemins d’une pensée théorique ample sur le réel, la musique, les genres littéraires…

Crédits :
Editions Delcourt

Le Dernier sergent

Frédéric Chauvaud : Parmi les dernières bandes dessinées lues - elles sont très nombreuses et de grande qualité, pour l’essentiel des nouveautés - j’ai apprécié pour des raisons très différentes le récit graphique de Frantz Duchateau sur Les derniers jours de Robert Johnson dont la légende reste vivace puisque l’on continue à le présenter comme l’inventeur du blues, un soir, à la croisée des chemins, après avoir rencontré le diable. Mais l’album donne une atmosphère et s’apparente à une enquête ethnographique. Il conviendrait aussi de mentionner la dernière livraison des Cités Obscures de Shuiten et Peeters, Le retour du capitaine Nemo mobilisant la magnificence du trait et l’imaginaire autour de Jules Verne. Enfin, Bobigny 1972, qui est une restitution du procès de Bobigny en 1972 qui permettra au droit à l’avortement d’aboutir, donne lieu à un récit informé et sensible.

Crédits :
Editions Glénat

Bobigny 1972

La bande dessinée, outil de médiation scientifique

Si la recherche explore la bande dessinée, l'inverse est tout aussi vrai. La bande dessinée croque les sujets scientifiques, et les exemples foisonnent. Le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, en particulier, valorise les formats de vulgarisation illustrés, à travers deux actions à destination du grand public.

Le Goût des sciences

« Le plus scientifique des prix littéraires », créé en 2009 par le ministère, est décerné chaque année par un jury interdisciplinaire. Le prix met à l’honneur le livre scientifique pour tous, qu'il soit destiné aux adultes ou au jeune public.

Quelques œuvres de bande dessinée valorisées dans le cadre du Prix :

Sciences en bulles

Diffusé dans le cadre de la Fête de la science, le livre Sciences en bulles invite chaque année tout un chacun à découvrir de façon ludique les travaux de recherche fascinants de jeunes chercheurs. En s'appuyant sur le thème annuel de la Fête de la science, ce recueil de bandes dessinées permet aux doctorantes et doctorants de faire découvrir leur sujet de thèse à un plus large public.