Comment s'est déroulé votre parcours scientifique ?
Anaïs Carrere : J'ai toujours aimé la culture Anglo-américaine, que je trouve très ouverte, positive et plutôt bienveillante. J'ai eu la chance d'aller au Royaume-uni, en Écosse, et plusieurs fois aux États-Unis, ce qui m'a permis d'ancrer davantage mes savoirs, et de passer de très bons moments dans ces pays-là.
Après avoir obtenu mon bac à Bordeaux où j'ai grandi, j'ai entrepris une licence d'anglais ici, à l'université Bordeaux Montaigne, puis un Master recherche – Étude des mondes anglophones.
À la fin du Master 2, un de mes professeurs, Jean-Rémi Lapaire (que j’adore et pour qui je garde un profond respect, une reconnaissance et une gratitude infinies !), m'a proposé de poursuivre en thèse et de postuler pour un financement ministériel d'un contrat doctoral.
J'ai commencé à enseigner au sein du département d'anglais en linguistique pendant ma thèse, thèse que j'ai soutenue en septembre 2021 après d'ultimes relectures et corrections. J'ai obtenu des charges de cours, puis un poste d’enseignante contractuelle dans le département des Sciences du langage, toujours en anglais. Mon parcours s'est donc déroulé de manière assez fluide.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières liées à votre handicap ?
Étant rentrée très tôt dans un système inclusif, bien avant la loi de février 2005, j'ai toujours poursuivi une scolarité dite ordinaire grâce à ma famille et aux différentes instances médicales et paramédicales mises à ma disposition. Je suis la benjamine d'une grande fratrie, les enseignants connaissaient déjà mes frères et sœurs et il n'y a jamais eu d'entrave majeure à mon intégration, ni avec les enseignants ni avec les autres élèves.
Je n'ai pas non plus rencontré d'obstacle en passant du statut d'étudiante à celui d'enseignante. Même pour la question des déplacements qui peut s'avérer plus délicate, j'arrive toujours à trouver des solutions avec l'aide précieuse de l'université Bordeaux Montaigne et de mes proches. Plus les personnes en situation de handicap seront nombreuses à être intégrées socialement et professionnellement, si bien sûr, leur situation le leur permet, moins nous serons perçus comme exceptionnels ou extra-ordinaires. Au sein de mon équipe, je veille à rester moi-même, et à toujours rester dans la bonne mesure. Il est important de rester équilibré, réaliste et réfléchi par rapport aux questions liées au handicap.
Quel est votre sujet de thèse ?
J'ai travaillé sur une théorie linguistique qui s'est développée aux États-Unis dans les années 1980, et au début des années 1990, en lien avec l'analyse de conversations apparue dans les années 1960. Le titre exact de ma thèse est : "La pragmatique du discours et au style conversationnel et interactionnel différencié".
Cette théorie était portée par la linguiste américaine Deborah Tannen qui avait enregistré et analysé des conversations privées entre les hommes et les femmes. Elle avait constaté que les hommes et les femmes parlaient différemment, n'utilisaient pas les mêmes marqueurs linguistiques, et n'avaient pas les mêmes intérêts ou attentes lors de leurs interactions. Elle a théorisé ces phénomènes dans un livre paru en 1990, You Just Don't Understand: Women and Men in Conversation, traduit en français sous le titre Décidément tu ne me comprends pas : comment surmonter les malentendus entre hommes et femmes. C'est un ouvrage assez drôle et facile à lire, mais qui permet de s'interroger sur les réalités expressives et linguistiques de tout acteur social.
Je me suis aussi intéressée à Robin Lakoff, qui, en 1975, avait publié un ouvrage pionnier en linguistique de genre : Langage and Woman's Place. Avec une plume plutôt féministe dans ses observations, elle s'interrogeait sur les rapports de pouvoir entre hommes et femmes, en partie induits par le langage, mais aussi sur la place des femmes dans la société, notamment sur la subordination des femmes par les hommes.
En 2016, lorsque j'ai commencé ma thèse, ces questions trouvaient un regain d'intérêt qui s'intensifiera avec la campagne #Metoo en 2017. Je me suis intéressée à ce cadre théorique et j'en ai vérifié l'applicabilité dans les discours politiques américains, plus particulièrement dans ceux de Donald Trump et d'Hillary Clinton, qui mettaient directement en jeu la question des binarités de manière intéressante. Donald Trump utilisait l'affect, les déclarations chocs, avec toujours le même vocabulaire pour, permettez-moi l’expression, "faire le show" et ne rien laisser passer à Hillary Clinton, en particulier sur ses diverses fonctions politiques, son apparence, son comportement et déclarations publiques, alors qu'elle essayait pour sa part, de rester très froidement et assurément dans le registre politique, le débat d'idée, et de faire appel à la raison de l’électorat américain pour remporter la victoire.
On se souvient de Margaret Thatcher et d'Angela Merkel, qui n'ont pas été épargnées par la critique. Je pense plus récemment à la Vice-Présidente américaine Kamala Harris, qu'on accuse d'être un fantôme sous l'ère Joe Biden, alors qu'elle était considérée comme une icône qui accomplit un véritable destin de genre lors de la campagne électorale en 2020. Tous ces déséquilibres sont très intéressants à analyser.
Cette dimension genrée du discours peut être observée dans de nombreux domaines, et pas simplement au niveau d'une pure étude linguistique. Même si ce n'est pas au cœur de leur programme, j'ai l'occasion d'en parler avec mes étudiants et étudiantes. Je constate que les nouvelles générations sont davantage sensibles à ces questions. Débats et discussions nous permettent de faire des ponts très pertinents entre leurs investigations personnelles et ma recherche, à la fois dans une continuité académique et dans l'actualité. Cela les aide à se questionner sur les enjeux, à réfléchir et se positionner sur leurs comportements ou pratiques conscientes ou inconscientes. D’ailleurs, ils ne sont pas toujours d'accord entre eux, c’est assez drôle de les écouter débattre. Ils sont très alertes et très ouverts sur ces questions.
Dans ma recherche, je travaille en ce moment sur la réappropriation du stigma dans le milieu politique, qui affecte de façon plus importante la personne et l’image des politiciennes, comme Hillary Clinton, Kamala Harris pour ne citer qu’elles.
Je travaille aussi sur la question de l’émission et de la réception des compliments dans la culture américaine, sujet fascinant et drôle ! J'ai soumis récemment un article à ce sujet, et j'aimerais étudier à l'avenir l'image de Meghan Markle dans la presse anglo-américaine, dont tous les faits et gestes sont scrutés, commentés, voire sur-commentés (et parfois mis en scène) par les médias, en particulier la presse britannique, générant de très nombreux articles et reportages : on adore la détester. Force est de constater que le "goût du clash" est en partie initié et recherché par les médias au sens large, et par les réseaux sociaux, pour faire "de l'audience". Jouer avec les affects entraîne une sorte de bipolarisation de la pensée, avec parfois une sorte de valorisation de certains comportements insultants et/ou violents, au détriment de la nuance sur des sujets au cœur du débat public. Cela touche de nombreux domaines : on le voit dans ce que j'appelle "les nouvelles références culturelles" ou les nouveaux "modèles" médiatiques, écrits, oralisés, télévisuels, etc.
Quelles sont vos attentes professionnelles ?
Ayant récemment obtenu ma qualification pour un poste en section 11 comme Maîtresse de conférences, j'espère pouvoir être dans le futur recrutée par l'université de Bordeaux-Montaigne. Les spécificités liées à mon handicap sont très bien prises en compte, aussi bien par les enseignants, que par l'équipe du Pôle Handicap de l’université, la Vice-présidente déléguée handicap et inclusion, ou par la présidence. Tous sont très sensibles et investis sur les questions de l’inclusion et du handicap. Sans aucune exception, je tiens à leur témoigner de ma profonde reconnaissance, de toute mon amitié, et à très sincèrement les remercier de m'avoir soutenue toutes ces années. Cet accompagnement collectif, très bienveillant et de très haute qualité permet de me consacrer pleinement à mon enseignement et à ma recherche.
Étant enseignante contractuelle, j’attends qu'un poste de Maîtresse de Conférences s'ouvre, mais le nombre de postes ouverts dépend aussi de ce que le ministère décide d'allouer aux universités. Les contrats doctorats handicap offrent aujourd'hui des opportunités à des jeunes chercheurs et chercheuses, mais la rupture après la thèse peut être très aride, brutale selon les cas.
À Bordeaux, j'ai autour de moi tout un protocole de soins qui fonctionne très bien. Le transposer ailleurs me poserait de véritables problèmes dont l'incertaine résolution m'angoisserait. Devant surmonter de nombreuses contraintes dans leur vie quotidienne, les personnes en situation de handicap ne peuvent pas répondre aux mêmes exigences de mobilité nationale ou internationale que les autres chercheurs et chercheuses, surtout si on ne peut pas leur garantir l'accessibilité professionnelle et privée de tous les postes.
Même si nos collègues nous considèrent à égalité avec eux au sein de l'université, à l'extérieur nous le sommes beaucoup moins. Nous devons travailler trois fois plus et remédier à notre situation de handicap pour réussir "à égalité" avec nos collègues. Cela demande beaucoup de temps et d'énergie, la gestion de la charge mentale est au cœur de notre quotidien, en particulier pour trouver et interpeller les bons interlocuteurs pour résoudre chaque problème rencontré. Je suis quelqu'un de très alerte et dynamique sur tout un tas de choses dans la vie, mais tout le monde n'a pas cette force-là et cela se comprend !
Pour ma part, je souhaitais vraiment rester dans l'enseignement, parce que c'est une activité que j'adore, qui me convient et que j'arrive à associer avec la recherche. Je chéris le rapport étudiant/enseignant. L'université de Bordeaux-Montaigne est extrêmement mobilisée sur l'insertion des personnes en situation de handicap, mais une charte nationale qui nous garantirait les mêmes services partout nous aiderait sans doute à être plus mobiles.
Nous sommes évalués comme les autres en termes scientifiques, mais en termes de moyens, est-on vraiment comme les autres ? C’est une vraie question qui dépend aussi de nos attentes globales. Au fil des années et de l’expérience, mes collègues, tous très bienveillants, m'apprennent aussi à... éclore quelque part ! Je souhaite juste être comme tout le monde, mais reste parfaitement consciente qu’un "petit obstacle" logistique, urbain, etc. peut réduire mes efforts à néant. On ne peut envisager une mutation aussi sereinement que nos collègues valides.
Quant à ce qui est de ma recherche, je vais continuer à travailler sur des questions liées aux femmes. J'adore ce que je fais ! En tant que linguiste, on dit souvent que "nous sommes des observateurs du vivant".
Avec une collègue qui m'a demandé de lui apporter un regard neuf, je travaille actuellement sur le compliment. Est-ce que les hommes et les femmes ont la même façon de se complimenter aux États-Unis ? On travaille aussi ensemble sur les différentes façons de se complimenter si l’on est français ou américain. Les Américains ont tendance à utiliser davantage l'extrapolation, l’emphase, là où les Français sont beaucoup plus retenus. On me propose de m'investir dans des projets qui touchent des domaines totalement différents. C’est extrêmement stimulant !