Comment avez-vous mené votre parcours universitaire ?
Jean-Baptiste Pavani : J'ai commencé mes études à Aix-en-Provence, et c'est pendant ma licence que j'ai perdu la capacité à voir de près. Je devais faire énormément d'efforts, c'était très inconfortable et me générerait des migraines. Cela m'a un peu freiné dans la prise de notes et dans la réponse aux examens. Comme je ne pouvais plus lire un texte ou écrire normalement, j'ai donc du basculer sur un autre mode de fonctionnement. Grâce à une association marseillaise qui m'accompagnait, j'ai alors appris qu'il existait des logiciels qui lisent ce qui s'affiche sur les écrans d'ordinateur. J'en ai téléchargé un et me suis formé à leur utilisation. C'était tellement important pour moi d'avoir à nouveau accès à Internet, de pouvoir lire, écrire... C'était vivre à nouveau !
J'adorais la psychologie et, avec ces nouveaux outils, j'ai pu faire mes études sans trop de difficultés, jusqu'à un master de psychologie clinique du développement. A l'époque, j'avais dans l'idée que, face au vieillissement de la population dans les pays occidentaux, s'intéresser à la question de la psychologie du vieillissement était important. Je me suis donc inscrit à un master de psychologie qui abordait ces questions. C'est dans ce master que j'ai rencontré mon futur directeur de thèse, avec qui j'ai travaillé en recherche pendant 2 ans, sur des sujets qui touchaient aux émotions et à leur gestion. Cette question de la gestion des émotions m'a totalement passionné.
Dès le Master 1, avec cette exigence intellectuelle que j'ai envers moi-même, et aussi parce que je suis extrêmement curieux, j'ai envisagé de pouvoir devenir enseignant-chercheur. La seule difficulté, touchant mon handicap, c'était de trouver des logiciels d'analyse statistique accessibles, parce qu'en psychologie, on a beaucoup de données chiffrées à analyser pour faire des corrélations, des analyses de variance etc...
À cette époque, j'ai rencontré grâce à Internet un enseignant-chercheur néo-zélandais aveugle : il proposait un tutoriel qui m'a aidé à résoudre cette difficulté. La curiosité était là, les capacités intellectuelles et académiques étaient là, il n'y avait plus aucune contrainte logistique... Je me suis dit : « On va continuer en thèse ! »
J'ai candidaté à l'école doctorale de l'université et envoyé mon dossier pour un financement ministériel dans le cadre de la campagne "doctorat handicap", financement de 3 ans que j'ai obtenu. Ce contrat doctoral avait la particularité de m'ouvrir plus facilement des aides si jamais j'en avais besoin. Il m'a permis de faire ma thèse, toujours à Aix-Marseille Université.
Ensuite, j'ai eu un poste d'ATER : j'ai eu l'occasion de donner des cours en amphi et de confirmer mon goût pour l'enseignement. Pendant la deuxième année, j'ai obtenu mon poste de maître de conférences. Ils avaient besoin de chercheurs dans mon département, j'avais le CV adéquat, la qualification nécessaire et publié suffisamment d'articles. Ils ont donc pu ouvrir un poste « BOE » qui m'a permis d'obtenir cette qualification et de sécuriser mon parcours professionnel.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières en lien avec votre cécité ?
Plus je suis entré dans le monde des adultes, moins il y a eu de moqueries ou de propos discriminatoires, en tous cas devant moi. Au contraire, les gens ont plutôt tendance à se comporter avec moi de manière plus aimable qu'ils ne le feraient avec d'autres personnes.
Par ailleurs, en tant qu'étudiant, j'arrivais à gérer pas mal de choses de mon côté, parce que j'étais suivi par une association qui me fournissait gratuitement l'aide d'un éducateur spécialisé. Si j'avais un document imagé, une figure à comprendre, je n'avais pas à demander à un enseignant, à l'un de mes amis, ou encore à cet éducateur spécialisé. Cette autonomie a été vite perçue par les enseignants qui finiront par devenir mes collègues. Cela fait que, dans mon équipe, la question du handicap s'est finalement assez peu posée. On avait eu mes 2 années d'ATER pour s'ajuster et pour trouver la manière de travailler efficacement ensemble.
Concernant l'enseignement, je me posais beaucoup de questions, mais dans la pratique, les étudiants s'habituent assez vite et ne font pas tellement cas de mon handicap. C'est toujours dommage de ne pas avoir de retours visuels, mais j'essaie de compenser en leur posant beaucoup de questions et en mettant énormément d'énergie et de clarté dans mes cours. Je fais partie des profs qui mettent beaucoup d'enthousiasme et de bienveillance dans leurs cours et donc, même les cours en amphi se passent bien. Globalement l'interaction avec les étudiants est très agréable.
Il y a juste deux choses qui sont délicates quand on a un handicap visuel, c'est la construction de diaporamas et la correction de copies manuscrites. Mais là aussi, nous avons trouvé une solution avec la DRH handicap de l'université : j'ai pu mobiliser des vacataires pour m'aider ponctuellement, relire mes diapos ou les créer selon mes instructions, et aussi me lire des copies si nécessaire. J'ai trouvé la bonne personne et le problème était résolu ! Finalement, je ne ressens pas de fatigabilité particulière et je n'ai jamais eu besoin de recourir à un aménagement d'horaires. Je suis absolument au même niveau que n'importe quel·le autre enseignant-chercheur.
C'est agréable aussi de voir que le handicap n'est pas un repoussoir. Comme on est rare, on reste un peu bizarre, mais je constate que beaucoup d'étudiants ont envie de faire un stage ou de travailler auprès de moi, et j'en suis très content !
M'insérer professionnellement était l'une de mes principales préoccupations depuis l'enfance. Je ne suis pas quelqu'un d'extrêmement inquiet, mais quand même, je craignais de ne pas réussir. Aujourd'hui je me sens plutôt valorisé dans ce que je fais et heureux dans mon travail avec les étudiants.
Comment la question de la gestion des émotions est-elle devenue centrale dans vos recherches ?
Ce qui est drôle, c'est qu'au départ, c'est un pur hasard. Je n’avais pas choisi ce sujet, il m'a été octroyé en Master 1 par le chercheur qui deviendra mon directeur de thèse. Il m'a fait travailler sur la régulation émotionnelle et j'ai tout de suite accroché. J'ai accroché parce que ça me permettait à la fois d'étudier des phénomènes très fondamentaux comme « Quels sont les facteurs qui favorisent le bien-être, ou au contraire ceux qui favorisent la dépression ? » mais aussi des éléments très pratiques : « Comment améliorer le bien-être des gens, comment prévenir les problèmes de santé mentale ? ». Pouvoir aborder cette thématique si importante, le bien-être, le bonheur, en relation avec le traitement des troubles dépressifs et anxieux, m'a tout de suite passionné. Ce sont des choses que j'ai voulu continuer à étudier en thèse, et que je veux continuer à étudier encore et encore !
L'un des membres du jury de ma thèse, qui s'occupe des presses universitaires de Grenoble, qui m'a demandé si je ne voulais pas résumer certaines parties de ma thèse pour faire un petit livre dans l'une de leurs éditions : "Agir sur ses émotions". La vulgarisation scientifique étant quelque chose qui me tient énormément à cœur, j'ai accepté et je l'ai écrit avec Adina Savu, qui était ma binôme de TER (Travail d’Étude et de Recherche) en Master et qui est aujourd'hui psychologue. Il s'adresse aux étudiants et aux personnes qui s'intéressent à leurs émotions.
Vous avez obtenu le Wiley Prize en 2017, de quoi s'agissait-il ?
En psychologie, notre CV dépend de notre capacité à publier des études scientifiques dans des revues de qualité, et dès le M2, j'avais proposé à l'un de mes professeurs de rédiger un article sur un travail de M1, afin de leur montrer que j'étais capable de faire ce genre de choses.
Puis, en 2017, avec mon équipe de recherche, nous avons publié un article qui me tenait à cœur dans une belle revue internationale de psychologie dans notre domaine, celui de la personnalité. Il s'agissait de mon travail de Master 2 que j'avais amélioré pour le soumettre à cette revue - le European journal of personality. Ce Journal européen sur la personnalité organise chaque année une petite sélection des articles qui sont publiés en premier nom par des doctorants ou des masters, et il offre un prix à quelques jeunes pour les soutenir dans leur carrière. Je l'ignorais et n'y avais même pas candidaté explicitement. Ils se sont rendus compte que j'étais doctorant, et en 2017, ils ont considéré que c'était le meilleur article soumis, publié par un doctorant en premier nom dans leur journal. Obtenir ce petit prix a été une immense récompense. On ne sait jamais trop comment notre carrière va se passer, il y a peu de postes qui s'ouvrent, aussi recevoir de tels prix permet une meilleure reconnaissance à l'international mais aussi localement.
Quels sont vos projets de recherche actuels ?
Les enseignants-chercheurs ont trois grandes activités professionnelles : l'enseignement, la recherche et les tâches administratives. Je suis vraiment très soucieux de garder beaucoup de temps pour la recherche, qui m’enthousiasme plus que tout.
Je mène des projets qui concernent toujours les émotions et la personnalité.
De manière schématique, disons qu'il y a deux grandes dimensions de la personnalité qui me préoccupent beaucoup, sur lesquelles on se différencie les uns des autres :
- la dimension de sensibilité au danger, aux menaces, aux événements négatifs, qu'on appelle l’instabilité émotionnelle. C'est en gros ce qu'on appelle dans le langage courant « l'émotivité ». Il y a des personnes qui sont plus émotives que d'autres, qui ressentent plus facilement des émotions négatives que d'autres, ou qui ont beaucoup plus de pensées négatives que d'autres.
- la deuxième dimension qui est au contraire une sorte de sensibilité aux récompenses, aux événements positifs. Il y a des personnes qui ressentent plus facilement des émotions positives ou qui pensent plus que d'autres que le monde est plein de récompenses, plein d'opportunités à saisir.
Ces deux dimensions de personnalité-là ont des implications importantes sur la vie émotionnelle, la manière dont on agit sur ses émotions. Elles ont aussi des causes dès l'enfance que j'essaie d'étudier. Par exemple, on a vu récemment avec une étudiante que le vécu d'abus pendant l'enfance, pas uniquement d'abus sexuels mais des humiliations, des critiques, cela conduisait une personne à être un enfant puis un adulte plus émotif, tandis que le vécu plutôt de privation, de manque de chaleur, de manque de soutien dans la famille, amenait l'enfant à devenir un adulte plutôt moins sensible aux récompenses, plus introverti, plus enclin à trouver le monde peu attirant, et donc à être plus casanier. Je m'intéresse beaucoup à ces deux grandes dimensions de la personnalité et j'essaye d'identifier quelles sont leurs causes dans l'histoire d'une vie, dans la génétique... et leurs conséquences sur la manière dont les gens régulent leurs émotions.
Par ailleurs, le projet le plus passionnant que je mène actuellement, c'est ce qu'on appelle un « modèle computationnel de la régulation émotionnelle ». Le langage peut toujours contenir quelques ambiguïtés, aussi l'on essaie de mathématiser certains fonctionnements psychologiques. C’est ce que l'on appelle un « modèle computationnel ». Cela n'existe pas encore dans la régulation émotionnelle, et ce serait un immense accomplissement que d'arriver à le faire dans ce domaine. J'essaie d'apporter ma pierre à cet édifice, de créer un modèle dit « computationnel » de la régulation des émotions.
Cette discipline de la psychologie dans laquelle je me situe, dite « psychologie différentielle », est une discipline de la psychologie très favorable aux maths. On y rencontre souvent des passionnés, et c'est un environnement dans lequel je me sens à mon aise !
Quels conseils donneriez-vous à des lycéens porteurs de handicap pour s'investir dans un projet professionnel ?
La première chose, c'est d'essayer de trouver des professionnel·les compétents, qui ont les informations et les savoirs qui nous manquent. Par exemple pour moi, les logiciels de lecture d'écran ont changé ma vie, alors je ne savais même pas que ça existait avant ma vingtaine ! Parfois, il existe des solutions à nos problèmes, et l'on ne sait même pas qu'elles existent : il est donc important de rencontrer des gens qui peuvent nous apporter des solutions.
Ensuite, il faut vraiment être flexible et débrouillard. Il y a des choses qu'on ne peut pas réaliser de la même façon que les personnes "voyantes", mais on peut souvent trouver des voies de contournement, qui prennent parfois plus de temps, mais ce n'est pas grave. L'essentiel est de pouvoir atteindre les objectifs que l'on se fixe, et l'on peut se fixer des objectifs très ambitieux !
Enfin le problème du handicap est souvent un problème social. On se demande : « Est-ce que je ne vais pas gêner les autres ? Est-ce que ça ne va pas leur faire bizarre d'avoir une personne handicapée auprès d'eux ? ». Ce qui m'a beaucoup motivé, c'est de me dire que je dois participer à un processus d'habituation. En effet, moins il y a de personnes porteuses de handicaps qui sont visibles autour de nous, et plus elles paraissent bizarres, alors qu'à l'inverse, si l'on voit des personnes porteuses d'un handicap travailler en tant qu'enseignant-chercheur ou psychologue par exemple, cela deviendra de plus en plus banal. Pour notre génération, cela reste un peu original, mais peut être que l'on peut faire en sorte qu'à l'avenir, les personnes porteuses d'un handicap n'aient pas ce petit truc qui pèse sur elles, parce que cela se sera, pourquoi pas, tout à fait banal.
Rendre le handicap banal en prenant sa place dans la société, c'est peut-être la meilleure chose que l'on puisse faire. Pour soi, comme pour les prochaines générations !