Publié le 04.03.2025

Femmes en sciences

Portrait de Aude Bernheim, lauréate du prix Irène Joliot-Curie 2024

Le prix Irène Joliot-Curie récompense et met en lumière des femmes scientifiques aux carrières exemplaires. Aude Bernheim, chercheuse en microbiologie et en génétique à l’Institut Pasteur, remporte le prix "Jeune femme scientifique".

Le prix Irène Joliot-Curie, c'est un énorme honneur pour moi de le recevoir.

Il me permet, d'une part, de mettre en lumière tout le travail qui est fait au laboratoire et de récompenser l'excellence scientifique, mais aussi l'engagement que je peux avoir pour une science bien plus diverse et inclusive, notamment aussi des femmes. C'est comme ça qu'on arrive à faire les plus grandes avancées.

Ma plus grande fierté, en tant que chercheuse, c'est mon laboratoire. Je travaille sur la façon dont les bactéries se défendent contre leurs virus. On s'est rendu compte que des mécanismes immunitaires qui sont présents chez les humains seraient directement hérités des bactéries. On a appelé ça l'immunité ancestrale.

Cela ouvre des champs thérapeutiques fantastiques, par exemple, pour traiter des futurs virus qui infecteraient les humains, pour des maladies infectieuses, mais aussi auto-immunes, ou des cancers.

Dans ma vie, j'ai tout un tas de modèles, mais moi, c'est vraiment les gens avec qui je fais des choses et qui sont au même niveau de carrière que moi qui ont toujours été une force et une énergie incroyable pour moi, pour imaginer des nouvelles choses. Ça, je pense que toute ma carrière, ça a été quelque chose de très important.

Qu’est-ce que ça change d’être une femme en science ? Pour moi, il y a déjà des obstacles particuliers quand on est une femme. Quand on est petit, on imagine, comme je dis toujours, un homme blanc avec des lunettes et une blouse blanche. Donc, on ne s'identifie pas du tout à ce genre de choses.

On commence très tôt, je pense, à se poser des questions : pourquoi on fait de la science ? Est-ce qu'on ne doit pas faire autre chose ? Je ne me sentais pas assez bonne pour faire de la science. J'avais l'impression d'être un ovni, de ne rien avoir à faire là, qu'on m'autorisait un peu à être là, mais que ce n'était pas ma place. Ce fameux syndrome de l'imposteur.

Donc, pour moi, ne pas se sentir à sa place, c'est évidemment un obstacle, mais une fois qu'on arrive à le dépasser, ça peut aussi être quelque chose qui va, justement, devenir un défi, mais aussi un moteur pour faire les choses différemment.

En science, en fait, on doit imaginer des nouvelles choses. Une de mes convictions que je veux démontrer à toutes et tous, c'est qu'en faisant de la science diverse et qu'en incluant une diversité de personnes, on fait de la meilleure science.

C'est comme ça aussi qu'on va convaincre le monde entier que ce n'est pas seulement une nécessité en termes de justice, mais que c'est aussi ce qui est nécessaire pour faire la meilleure science. Donc, c'est le moment.

On n'a jamais eu autant besoin de scientifiques. On n'a jamais eu autant besoin de diversité de façons de penser, et les lieux sont là pour être prêts à accueillir cette diversité. On ne peut pas se priver du talent de la moitié de la population pour résoudre ces problèmes scientifiques.

Son parcours

Aude Bernheim développe sa passion pour la microbiologie lors de son master et poursuit un doctorat sur l'immunité anti-phage et les systèmes CRISPR-Cas à l'Institut Pasteur. Après sa thèse, elle rejoint l'Institut Weizmann, où elle découvre et caractérise deux nouvelles familles de protéines immunitaires bactériennes. Alors que l'immunité était considérée comme spécifique à chaque domaine de la vie, ses travaux révèlent la diversité des mécanismes immunitaires bactériens et une conservation entre l'immunité humaine et bactérienne, suggérant qu'une partie de l'immunité serait partagée par tous les êtres vivants.

De retour en France, elle crée une équipe de recherche pour explorer les implications de cette découverte sur l'immunité. Ses équipes utilisent une approche pluridisciplinaire, combinant bio-informatique, intelligence artificielle, génétique moléculaire et biochimie, pour découvrir de nouveaux systèmes immunitaires chez les bactéries et divers eucaryotes, et pour comprendre leurs mécanismes.

Forte de ces avancées, elle explore l'utilisation des virus de bactéries pour traiter des infections, conçoit de futurs médicaments antiviraux, et envisage des stratégies d'immunothérapie basées sur de nouveaux gènes de l'immunité humaine. En cinq ans, son travail a contribué à la découverte de 130 nouveaux systèmes antiviraux bactériens, alors qu'en 2018, seuls trois étaient connus.

Sa carrière a été récompensée par plusieurs prix prestigieux. En 2021, elle reçoit le Prix Rosalind Franklin pour jeune chercheuse de l'American Society of Genetics et de la Gruber Foundation. En 2022, elle reçoit le prix du Collège de France pour les jeunes chercheuses et chercheurs. En 2024, elle est nommée au Conseil Présidentiel de la Science, qui conseille le Président de la République.

Aude Bernheim s'engage pour une science interdisciplinaire, inclusive et ouverte. Selon elle, « la clé, c'est la diversité (comme pour les bactéries d'ailleurs… !) ». Elle co-fonde et dirige pendant quatre ans l'association WAX Science (What About Xperiencing Science), dédiée à la promotion d'une science sans stéréotypes. En 2019, elle a co-écrit un livre intitulé L'Intelligence artificielle, pas sans elles ! pour sensibiliser aux préjugés sexistes dans cette technologie. Elle a également co-créé le programme de science participative « Science à la Pelle », qui sollicite des contributeurs bénévoles.

À travers ses interventions régulières dans les médias et dans l'espace public, elle cherche à démystifier la science, dissiper les stéréotypes associés aux carrières scientifiques et susciter la curiosité des jeunes, en particulier des enfants et adolescents.

 

Interview

Quel conseil donneriez-vous aux petites filles qui n'osent pas se lancer dans des carrières scientifiques ?

Je leur dirais de poser des questions, explorer le monde, suivre leur curiosité et de ne jamais penser qu’elles ne sont pas faites pour la science. La créativité et la rigueur ne sont pas des qualités innées, elles se développent avec le temps.

Trop souvent, on véhicule l’idée que les sciences sont réservées à une élite ou qu’elles demandent une confiance inébranlable en soi, mais la réalité est que la science se construit dans l’incertitude et le doute.

Aude Bernheim

Chaque contribution compte et il est essentiel que toutes les perspectives, enrichissent la recherche.

Comment sensibiliser dès le plus jeune âge aux sciences ?

L’émerveillement est le meilleur moteur d’apprentissage.

Aude Bernheim

Il faut donner aux enfants, et en particulier aux filles, des occasions de manipuler, d’expérimenter, de voir comment fonctionne le monde autour d’eux. Encourager le questionnement, valoriser l’exploration et leur montrer que la science n’est pas une matière figée mais un processus vivant. Il est aussi crucial de déconstruire les stéréotypes dès le plus jeune âge, en veillant à ce que les filles ne soient pas implicitement orientées vers d’autres disciplines.

Quelle est l'importance d'avoir des rôles modèles selon vous ?

Les rôles modèles sont essentiels parce qu’ils rendent possible ce qui semblait inaccessible. Voir une femme scientifique accomplie permet de se projeter, de se dire « si elle l’a fait, alors moi aussi je peux ».

Mais il ne s’agit pas seulement d’avoir des figures iconiques – il faut aussi des modèles variés, des parcours diversifiés, pour montrer qu’il n’y a pas une seule façon de réussir dans les sciences.

Aude Bernheim

Comment décririez-vous votre carrière scientifique ?

Ma carrière est guidée par la curiosité et l'émerveillement devant la diversité et l’unité du vivant. J’ai travaillé sur des sujets allant de l’évolution des défenses antiphages aux biais de genre dans les sciences, en passant par des collaborations interdisciplinaires en biologie moléculaire. J’aime explorer de nouvelles approches, que ce soit par le biais de l’intelligence artificielle ou de la philosophie des sciences, et je trouve particulièrement enrichissant de travailler avec des équipes internationales et variées.

En tant que lauréate, que représente ce prix pour vous ?

Ce prix est une reconnaissance, mais aussi une responsabilité.

Aude Bernheim

Il met en lumière des travaux qui me tiennent à cœur et qui, j’espère, contribueront à faire avancer notre compréhension du vivant. Il est aussi un encouragement à continuer à défendre une science ouverte, rigoureuse et inclusive. Enfin, c’est un signal fort pour toutes celles et ceux qui hésitent à se lancer dans la recherche : la diversité des parcours et des idées est une force pour la science.