Publié le 04.03.2025

Femmes en sciences

Portrait de Sylvie Méléard, lauréate du prix Irène Joliot-Curie 2024

Le prix Irène Joliot-Curie récompense et met en lumière des femmes scientifiques aux carrières exemplaires. Sylvie Méléard, professeure de mathématiques appliquées au Centre de Mathématiques Appliquées de l’École Polytechnique, remporte le prix de la "Femme scientifique de l'année".

J'ai été très heureuse de recevoir ce prix Irène Joliot-Curie, d'abord parce que j'ai lu la biographie d'Irène Joliot-Curie et j'ai trouvé que c'était une femme formidable dans la science, dans son engagement politique et son engagement féministe.

C'est quand même une reconnaissance d'un domaine, peut-être d'une certaine forme d'énergie à développer une thématique, donc, voilà, d'être aussi peut-être une femme un peu engagée.
Si ça peut donner des idées à des jeunes, et en particulier à des jeunes femmes qui sont souvent attirées par le vivant, et qu'on peut faire des mathématiques avec ces applications-là, je pense que c'est bien.

Moi, je suis probabiliste, c'est-à-dire que je travaille dans le domaine des probabilités. C'est une science qui essaye de quantifier le hasard. Donc, moi, je m'intéresse à des phénomènes qui dépendent du temps et qui évoluent de manière aléatoire. Je m'intéresse à ces applications, à la biologie, en particulier à la biologie des populations. Par exemple, on peut poser la question : dans combien de temps à peu près cette espèce qui est en voie d'extinction risque de s'éteindre ?

Je pense qu'une de mes grandes fiertés, c'est d'avoir créé ce réseau entre les biologistes, intéressés, bien sûr, par la modélisation, et les mathématiciens. Donc, on a créé avec l'École polytechnique, le Muséum national d'histoire naturelle et Veolia, ce qu'on appelle une chaire là-bas, mais qui est un réseau qui s'intéresse à la modélisation mathématique pour la biodiversité. Donc, ça, c'est une de mes fiertés.

Mon autre fierté, c'est tous mes doctorants. Pas des modèles préalables, mais c'est des rencontres. J'ai eu une professeure en collège, deux profs en physique et maths en terminale, qui m'ont parlé des écoles normales supérieures. Ma directrice de thèse, qui était donc professeure à l'École normale supérieure, m'a montré que c'était possible. J'ai des collègues.
Ça a été un peu dur au début parce que je suis arrivée dans un laboratoire de maths, qui était quand même très masculin, assez misogyne. C'était compliqué d'aimer bien s'habiller, d'avoir envie de rire et de donner l'air d'être sérieux parce qu'il fallait avoir l'air sérieux.

Donc, effectivement, il y a eu des années un petit peu dures.

Par rapport à une vie de famille, on traîne quand même une culpabilité un certain temps, mais après, vos enfants seront tellement fiers de vous et tellement passionnés par ce que vous faites.
Moi, je vais vous dire : vraiment, foncez, si vous aimez les maths, si ça vous intéresse.

On a absolument besoin de scientifiques en ce moment. On n'a pas assez de scientifiques. Si on considère qu'on n'a pas besoin de femmes, on se prive de l'intelligence de la moitié de la population. Donc, je trouve que c'est quand même assez bizarre de raisonner comme ça. On a notre place complètement.

Son parcours

Après une thèse théorique en probabilité, Sylvie Méléard oriente ses recherches vers la modélisation appliquée aux réseaux de télécommunications et à la physique statistique. Son travail sur les comportements asymptotiques des particules permet de mieux comprendre les interactions au sein de systèmes complexes, que ce soit entre particules physiques, dans des réseaux ou entre individus dans une population.

Dans la continuité de ses travaux, elle découvre que les outils qu'elle a contribué au développement peuvent aider à résoudre des questions théoriques en écologie et en évolution, et elle se passionne pour les problématiques liées au vivant.

En 2006, elle est nommée professeure à l'École Polytechnique au département de mathématiques appliquées, qu'elle dirige de 2010 à 2014. Cet environnement lui inspire un partenariat novateur entre le Muséum national d'Histoire naturelle, l'École Polytechnique et l’entreprise Veolia, axée sur la modélisation mathématique de la biodiversité. Ce projet se concrétise en 2009 avec la création de la Chaire MMB, qui vise à développer une synergie entre mathématiques appliquées et écologie sur le thème de la biodiversité. Aujourd'hui, la Chaire forme un réseau solide entre mathématiciens et biologistes des populations.

Tout au long de sa carrière, Sylvie Méléard a montré un engagement profond pour la diffusion des mathématiques et la formation des jeunes. En plus de ses activités d'enseignement et de direction de thèses, elle crée et dirige le master « Mathématiques pour les sciences du vivant », est rédactrice en chef de la revue Stochastic Processes and Their Applications, et donne de nombreuses conférences de vulgarisation sur les liens entre mathématiques et écologie/évolution.

Sa carrière est reconnue nationalement, en tant que membre senior de l'Institut Universitaire de France et récipiendaire de la Légion d'Honneur, et internationalement, comme membre de l'Académie Européenne des Sciences, de l'Academia Europaea, et membre correspondant étranger de l'Académie des Sciences du Chili.

Enfin, elle porte une attention particulière aux jeunes femmes mathématiciennes, en participant aux conférences de l'association « femmes et mathématiques », en encadrant des doctorantes, et en veillant à la parité au sein de son projet ERC SINGER, tout en s'assurant de conditions de travail favorables pour les femmes qui préparent la HDR (habilitation à diriger des recherches).

Interview

Quel conseil donner aux jeunes filles qui souhaiteraient intégrer une filière de mathématiques ?

Tout d’abord je leur conseille et les supplie de croire en leurs capacités et de ne pas prendre en compte l’environnement souvent très masculin qui peut les déstabiliser, et de ne surtout pas se dévaloriser.

Sylvie Méléard

Je leur conseille d’aller leur chemin en suivant leur passion, et de ne pas s’angoisser en pensant à la manière de concilier vie de famille et mathématiques. Quand on est épanouie par son travail, on trouve la possibilité de mener les deux de front !

Je leur conseille également d’avoir par ailleurs une activité plus féminine avec laquelle s’accomplir sur d’autres plans, pour compenser l’extrême masculinisation de leur milieu professionnel, qui peut être lourd à porter. On se sent souvent seule...

Mais surtout, je leur conseille de foncer !

Comment sensibiliser dès le plus jeune âge aux sciences ?

Il faudrait que l’enseignement des sciences puisse faire rêver les enfants

Sylvie Méléard

On peut imaginer transmettre la science sans évaluation, raconter des histoires de sciences. On peut raconter les mathématiques appliquées aux enfants en utilisant leur curiosité et leur goût du jeu, les faire réfléchir à construire des modèles ou à résoudre des problèmes concrets dès le plus jeune âge.

Pour sensibiliser les filles, on peut choisir des exemples un peu ciblés. Par exemple les applications des mathématiques au vivant peuvent être développées, même chez les enfants de primaire. On peut les faire réfléchir à des modélisations toutes simples. Il y a des initiatives formidables pour faire rêver les jeunes, et transmettre les mathématiques sans qu’elles soient systématiquement liées à une évaluation. Je pense au concours Kangourou ou à MATh.en.JEANS par exemple. Pour avoir participé plusieurs fois à leurs rencontres, c’est formidable de voir tous ces jeunes, de la 6e à la terminale, garçons et filles, échanger sur les mathématiques avec passion et bonheur !

Il y avait jadis aux heures de grande écoute télévisées des émissions de vulgarisation scientifique passionnantes que l’on pouvait partager en famille. Ce serait sans doute formidable de recréer de telles émissions.

Il faudrait arriver à changer les stéréotypes de la société (les sciences ne sont pas que pour les garçons !).

On a besoin de scientifiques, on ne peut pas se priver de la moitié de la population.

Sylvie Méléard

Une idée pourrait être d’accompagner et former les parents aux sciences (en primaire), pour qu’ils puissent
mieux accompagner leurs enfants, et en particulier leurs filles. Une action de ce type a été menée dans certains quartiers de Nice, avec beaucoup de succès je crois.

Quelle est l'importance d'avoir des rôles modèles selon vous ?

Cela peut être important de voir que des femmes peuvent avoir une carrière scientifique tout en menant une vie de famille et en étant très heureuses. Je reviens d’une conférence au Mexique où il y avait trois femmes de 80 ans (une Française, une Brésilienne, une Mexicaine) encore très actives en mathématiques !

Comment décririez-vous votre carrière scientifique ?

A 12 ans, j’ai annoncé à ma famille que je voulais faire des mathématiques et cela a été un fil conducteur toute ma vie. J’ai eu quelques doutes pendant ma thèse car j’étais aussi très attirée par le stylisme et les métiers de la couture, mais je n’ai jamais regretté mon choix.

Scientifiquement, ma carrière est liée à une succession de rencontres et d’amitiés qui ont donné lieu à des collaborations chaque fois passionnantes. Des rencontres dans le milieu mathématique mais aussi en dehors : première rencontre avec un biologiste de l’évolution, avec une biologiste des bactéries, avec un oncologue, qui tout à coup m’ouvrent un champ nouveau d’exploration.

Ma carrière a démarré lentement et elle s’est accélérée au fil du temps, en particulier quand j’ai basculé dans les applications à l'écologie il y a plus de vingt ans.

Sylvie Méléard

L’arrivée au Centre de Mathématiques Appliquées de l’École Polytechnique m’a donné l’opportunité de m’épanouir dans les applications et ça a été merveilleux. J’ai pu être à l’initiative d’un réseau pluridisciplinaire composé de chercheurs en mathématiques et en biologie, et c’est vraiment formidable de voir tous les jeunes qui travaillent maintenant dans cette interface.

J’ai eu un grand nombre de doctorantes et doctorants, c’est une partie de ma vie scientifique que j’adore.

Sylvie Méléard

Presque tous sont dans le monde académique et les revoir ou travailler avec eux est toujours un grand bonheur.

En tant que lauréate, que représente ce prix pour vous ?

Une grande joie de voir les mathématiques appliquées mises à l’honneur et surtout mon domaine de recherche en lien avec la biologie, qui me tient tant à cœur. Une grande fierté aussi de porter haut le nom d’Irène Joliot-Curie dont la biographie m’a beaucoup impressionnée : son engagement scientifique, politique et pour la cause des femmes, en particulier des femmes scientifiques !

Ce prix est aussi celui de toutes celles et tous ceux avec qui j’ai travaillé, mes collègues, collaborateurs et collaboratrices, mes doctorantes et doctorants, le comité de pilotage de la chaire de Modélisation mathématique et biodiversité, car c’est tous ensemble que nous avons avancé. 

J’aime cette dimension collective de notre métier, avec en particulier beaucoup de jeunes qui vous empêchent de vous sentir vieillir.

Sylvie Méléard